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Le règne des lions

Le règne des lions

Titel: Le règne des lions
Autoren: Mireille Calmel
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depuis dix-sept ans, s’était tant amourachée d’un valet d’Henri que nous avions accepté de les marier. Quant à mon petit Geoffroy, il donnait la réplique au Guillaume d’Aliénor dans un accord de cris, de babillages et de dents de lait qui poussaient. Aussi affairée que son époux sur ses terres, Aliénor passait d’une pièce à l’autre, décidait de l’élargissement d’une fenêtre, faisait abattre une cloison pour agrandir l’espace de la salle de musique, ou maçonner pour créer un cabinet d’aisances. Bien sûr, il fallait que les ouvriers cessent leur vacarme au moment du somme des enfants et aillent au plus vite, car Aliénor ne pouvait se passer d’une seule de ses cours d’amour. Je ne pouvais que souscrire à ce désir tant les baronnes anglaises caquetaient avec la frénésie de poules dans une basse-cour, dents en avant et bras agités.
    Pourtant, l’hiver à Londres ne ressemblait aucunement aux matins froids et lumineux de l’Aquitaine. Le brouillard s’insinuait partout jusque sous les portes, on ne pouvait le traverser que muni d’un falot qui peinait à le trouer, et les rumeurs les plus effroyables circulaient, faisant frissonner d’effroi autant que d’humidité les dames d’Aquitaine qui, comme moi, s’attardaient auprès de leur duchesse. Pour autant chacune en redemandait. Le ton donné aux veillées y avait des allures non plus de légèreté, mais de contes dramatiques. Ici, un dragon surgissait dans le port, renversait les lourds vaisseaux flamands, épandant leurs cargaisons de laine et promenant sur la Tamise, tels des moutons égarés, des ballots de toison. Là, c’étaient des rançonneurs qui accostaient les barques chargées de minerai d’étain et, sous prétexte de les guider dans la brume jusqu’à la sortie du port, leur prenaient leur bénéfice. Quand ce n’était quelque malheureux jeté sans vergogne par-dessus le pont pour trois sous, un égorgeur frôlant les chantiers ou les entrepôts en quête d’une proie égarée, une prostituée agrippant un bras et offrant ses services pour quelques deniers, dans l’odeur âcre du bitume, des poissons séchés et celle, indéfinissable, du fleuve dans lequel les égouts de Londres se déversaient. Pour en chasser les effluves, le diable et les vauriens, Aliénor avait fait entrer provision d’encens qu’elle brûlait en chaque pièce autant qu’en la chapelle où l’on priait.
    Malgré tout cela, personne ne regrettait ce continent que nous avions délaissé et pour, au matin, nous en persuader tout à fait, nous chaussions des pales de bois pour patiner sur les étendues d’eau gelée.
     
    Toute cette sérénité bascula le jour funeste où, encore épuisée d’avoir soutenu la reine dans son travail interminable, je me présentai devant la porte du roi pour lui annoncer la naissance de son deuxième fils. Henri, qui séjournait quelques jours au palais, reçut la nouvelle dans une explosion de joie.
    — Henri ! Il se nommera Henri, comme moi !
    Et il m’entraîna soudain dans une danse folle sur le vieux parquet ciré de son cabinet, au rythme d’une musique imaginaire. Son exubérance m’arracha un rire, couvert par le sien, tonitruant. Nous étions seuls depuis qu’il avait congédié le shérif de la ville qu’il recevait au moment où je m’étais annoncée. Je finis par crier grâce. La tête me tournait autant de cette envolée que de la tension, inconsciente, de ces moments derniers. Il nous immobilisa au centre de la pièce aux murs lambrissés, à la lumière rare donnée par deux fenêtres étroites. M’attirant à lui dans un mouvement brusque, il m’emprisonna d’autorité contre son torse épais. Reprenant dans l’instant mes esprits, je me tétanisai. Sa bouche gourmande esquissa un baiser au-dessus de mon oreille, sa main impérieuse tomba jusqu’à mes reins. Percevant ma résistance, il resserra son emprise, me força, d’un genou avancé entre mes jambes, à reculer.
    — Il y a si longtemps que j’attends ce jour, Canillette. Si longtemps.
    Mon sang s’accéléra à mes tempes. Piégée. Il m’avait piégée. Je tambourinais contre ses omoplates.
    — Lâchez-moi, Henri, vous me faites mal.
    Il ne répondit pas, embrassant mon cou et me poussant plus loin, jusqu’à ce que la tranche de sa table de travail me bloque. D’un geste violent, il débarrassa le plateau et, m’arrachant un cri de douleur, me ploya en arrière.
    — Assez ! Assez !
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