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Le règne des lions

Le règne des lions

Titel: Le règne des lions
Autoren: Mireille Calmel
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quelques-uns à le goûter.
    De fait, du haut de ses trente ans, elle n’avait jamais été si rayonnante, si belle, si pertinente. Si de fines rides soulignaient l’amande de ses yeux, elles n’étaient plus l’apanage de jours de morosité mais de rire, sa chevelure d’un châtain doré semblait huilée tant elle brillait, ses joues aux pommettes hautes se teintaient de rose sans l’usage du moindre fard, son nez droit frémissait à la moindre senteur, et jusqu’à son menton, que j’avais connu tremblant souvent de colère, de dépit ou de désespoir, qui semblait s’être remodelé dans un ovale joyeux. Malgré sa grossesse, ses épaules, son port de tête altier qui dépassait de la largeur d’une main celle de nos compagnes, toute son allure rappelait la nervosité des belles heures de nos quinze ans et annonçait l’amour dans son plus charnel épanouissement. Aliénor avait, sans conteste, trouvé amant à sa pointure et je m’en réjouissais, moi qui avais tant œuvré pour que cette union soit enfin consommée.
     
    Dans son sillage, j’allais et venais, comme elle moqueuse, vive et reprise de gaîté. Si mon regard à la teinte de mousse de chêne, ma longue et unique tresse rousse comme les taches de son qui parsemaient l’arête de mon nez légèrement plongeant trahissaient mes origines bretonnes, c’était plutôt dans la prestance de mon allant, mes jambes galbées par l’habitude de danser sous la lune en mes jeunes années, mes bras forcis par le goût des jeux d’épée, mon buste sobre mais fier et ma taille fine qu’il fallait chercher ma vérité. J’étais la dernière de la lignée des grandes prêtresses d’Avalon, et j’avais pour devoir autant de protéger l’Angleterre que de transmettre à ma fille, Eloïn, un savoir que les hommes d’Eglise s’étaient hâtés de balayer.
    Dans ce tourbillon bercé par les voix des bardes qui éveillaient ma joie autant que celle de ma reine et au sein duquel le fameux troubadour Bernard de Ventadour, son ancien amant, s’était réinséré, Jaufré me ravissait. Devant les courtisans, il se plaisait à raconter son histoire, celle d’un troubadour qui avait répondu à l’appel de la princesse Hodierne de Tripoli et s’était effondré dans ses bras à l’arrivée, fauché par un mal mystérieux qui l’avait laissé croire mort. Il racontait sans plus de tristesse ces longs mois où elle l’avait veillé jusqu’à ce qu’il renaisse, privé de voix, de mouvements et d’espoir. Comment elle l’avait soutenu, forcé au combat intérieur, lui insufflant assez de force pour qu’il puisse reprendre la mer et me rejoindre tant notre perte l’un de l’autre nous détruisait de tourments. Seule sa voix se troublait lorsqu’il évoquait la fin d’Hodierne, emportée elle-même, quelques mois après son départ, par la furie d’un cheval qui s’était emballé. Et j’étais fière de lui, de cet hommage posthume qu’il lui rendait, car, comme lui, je savais ce que je devais à cette femme, d’une générosité sans égale, qui avait préféré me le rendre plutôt que de le voir éteint par notre séparation. Quatre ans après son retour de Tripoli, Jaufré, mon Jaufré, était redevenu lui-même. Il jouait pour accompagner le chant de Bernard de Ventadour et si, spontanément, il se mettait à le doubler, ce n’était plus ce crissement détestable qui jaillissait de sa bouche, mais un autre son, qui ombrait désormais le timbre de Bernard d’une épaisseur inhabituelle et nous laissait tous bouleversés.
     
    *
     
    Convoqué dès l’aube, Bernard de Ventadour était mal à l’aise face à son roi, ce grand gaillard aux mèches brûlées par le soleil, une fesse posée négligemment, tout au moins en apparence, sur un coin de bureau. Pour preuve, la main d’Henri Plantagenêt s’attardait sur le pommeau de la lame au fourreau et sa jambe pendante chaussée d’une heuse au bout pointu battait l’air, démentant son calme apparent. Bernard réalisa que lui-même tortillait le feutre de son bonnet et, le plaquant plus fortement contre sa ceinture, força ses doigts à s’immobiliser. Henri le jaugeait, sans ambiguïté, dans ce tête-à-tête qu’il lui avait imposé, profitant de ce qu’Aliénor était occupée.
    — Tu ne dis rien, mon ami, s’amusa Henri tel un fauve avec sa proie.
    Bernard s’obligea à soutenir le regard de son hôte.
    — Ma foi, messire, vous me convoquez sans mes instruments. Si
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