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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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allaient
vers la mer. « La mer » ? Mon père m’avait fait la description de cette étendue d’eau immense, aussi grande
que des campagnes. Mais ses propos étaient confus : jen’avais pas eu de mal à comprendre qu’il répétait des
paroles confiées par d’autres. Lui-même ne l’avait jamais
vue.
    Tout a changé l’année de mes sept ans, le soir où je
découvris les yeux rouges et la toison fauve de la bête.
    Mon père était pelletier. Il avait appris son métier
dans un petit bourg. Quand il fut bien habile à traiter
les simples peaux de renard ou de lièvre, il vint en ville.
Deux fois l’an, dans les grandes foires, des marchands
de gros vendaient des fourrures plus rares de vair ou de
petit-gris. Hélas, les dangers de la guerre rendaient le
plus souvent le voyage impossible. Mon père devait
compter sur de petits négociants pour apporter jusqu’à
lui les peaux achetées aux grossistes. Certains de ces
marchands étaient des chasseurs qui avaient traqué eux-mêmes les animaux au fond des forêts. Ils s’étaient mis
en route en usant des peaux comme d’une monnaie :
ils les échangeaient en chemin contre de la nourriture ou un gîte. Ces hommes des bois étaient en général vêtus eux-mêmes de fourrure. Mais ils la portaient
pelage apparent, tandis que l’ouvrage des fourreurs
comme mon père était de monter les peaux retournées,
le pelage vers le dedans, pour tenir chaud, dépassant à
peine le bord des manches ou du col. Longtemps, je fis
la différence entre le monde civilisé et la barbarie sur ce
seul critère. J’appartenais à la société des hommes évolués et j’enfilais chaque matin un pourpoint doublé
d’une invisible toison. Tandis que les hommes sauvages,
à l’image des bêtes, paraissaient encore couverts de
poils, peu importait que ce ne fussent pas les leurs.
    Dans l’atelier qui ouvrait sur la courette, à l’arrière
de la maison, étaient empilées par ballots d’un ou deuxtimbres des fourrures de vair, de martre, de zibeline.
Leurs tons gris, noir, blanc, étaient à l’unisson de nos
églises de pierre, de nos toits d’ardoise que la pluie rendait d’un violet tirant sur le noir. Des reflets roux, sur
certaines peaux, rappelaient les feuillages d’automne.
Ainsi, de chez nous jusqu’aux forêts profondes des pays
lointains, la même monotonie de couleur répondait à la
mélancolie des jours. On disait de moi que j’étais un
enfant triste. En vérité, je ressentais plutôt la déception
d’être arrivé trop tard dans un monde que la lumière
avait quitté. Je nourrissais le vague espoir qu’elle pût un
jour se rallumer, car je ne sentais pas en moi de disposition à la mélancolie. Il ne fallait qu’un signe pour que
ma vraie nature ne se révèle...
    Le signe attendu est arrivé un soir de novembre. Les
vêpres avaient sonné à la cathédrale. Dans notre maison neuve, tout en bois, je partageais une chambre avec
mon frère au deuxième étage sous la pente du toit. Je
jouais à lancer une pelote au chien de ma mère. Rien ne
m’amusait autant que de le voir plonger dans l’escalier
raide, la queue en l’air, quand je lui jetais la pelote. Il
remontait en la tenant fièrement dans la gueule et grognait pendant que je la lui reprenais. La soirée était
morne. J’entendais la pluie crépiter sur le toit. Mon
esprit vagabondait. Je lançais sa balle d’étoupe au chien,
mais son manège ne m’amusait plus. Soudain, un calme
inattendu se fit dans la chambre : le chien avait dévalé
l’escalier mais n’était plus remonté. Je ne m’en rendis
pas compte tout de suite. Quand je l’entendis japper
à l’étage du dessous, je pris conscience que quelque
chose d’anormal était survenu. Je rejoignis le chien. Il se
tenait en haut de la volée d’escalier qui montait du rez-de-chaussée. Le museau en l’air, il semblait avoir flairé
quelque chose en bas. Je reniflai, mais mon odorat d’humain ne décelait rien d’inhabituel. L’odeur du pain cuit
que la servante préparait avec ma mère une fois la
semaine couvrait le remugle des fourrures auquel nous
étions tous habitués. J’enfermai le chien dans un réduit
où ma mère entreposait des draps et des coussins et descendis doucement voir ce qui pouvait bien se passer.
J’évitai de faire grincer les ais, car mes parents interdisaient que nous séjournions sans raison dans les pièces
basses.
    Un coup d’œil par une porte entrouverte me fit voir
qu’il ne se passait
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