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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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les fantômes de la mémoire et,
pour la première fois, je sens intensément le besoin de
fixer ces images sur le papier.
    Il me semble que l’homme lancé à mes trousses n’est
pas seul. En général, ces tueurs agissent en groupe. Je
suis sûr qu’Elvira pourrait en apprendre beaucoup sur
eux. Elle prévient le moindre de mes désirs. Si l’un
d’eux était de vivre, elle se dévouerait pour le satisfaire.
Mais je ne lui ai rien dit, rien fait sentir. Non pas que
je veuille mourir. Je pense confusément que ma mort,
quand elle viendra, s’inscrira dans un destin et qu’il
m’importe d’abord de le déchiffrer. Voilà pourquoi
toutes mes pensées me ramènent en arrière. Le temps
enfui a noué dans mon esprit une pelote serrée de
souvenirs. Il me faut lentement la dévider pour tendre
enfin le fil de ma vie, et comprendre qui doit un jour
le couper. C’est ainsi que je me suis mis à écrire ces
Mémoires.
    Elvira a disposé une planche de bois sous la treille, du
côté de la terrasse où l’ombre vient dès la fin de la
matinée. Du matin jusqu’à la fin de l’après-midi, j’écris
là. Ma main n’est pas accoutumée à tenir la plume.
D’autres l’ont fait pour moi depuis bien des années etplus pour aligner des chiffres que des mots. Lorsque je
me discipline à former des phrases, lorsque je me force
à mettre de l’ordre dans ce que la vie a jeté pêle-mêle en
moi, je ressens dans les doigts et dans l’esprit une douleur bien proche de la jouissance. Il me semble que je
participe d’une façon nouvelle au laborieux accouchement par lequel ce qui est venu au monde y retourne,
en forme d’écriture, après la longue gestation de l’oubli.
    Au feu du soleil de Chio, tout ce que j’ai vécu devient
clair, coloré et beau, même les moments douloureux et
sombres.
    Je suis heureux.
    *
    Mon plus ancien souvenir date de mes sept ans.
Jusque-là, tout est mêlé, obscur, uniformément gris.
    Je suis né au moment où le roi de France perdait la
raison. On m’a très tôt raconté cette coïncidence. Je n’ai
jamais cru qu’il pût y avoir le moindre lien, fût-il surnaturel, entre la folie brutale de Charles VI, survenue à
cheval tandis qu’il traversait la forêt d’Orléans, et ma
naissance non loin de là, à Bourges. Mais j’ai toujours
pensé que la lumière du monde s’était éteinte avec la
raison du monarque, comme pendant l’éclipse d’un
astre. De là venait l’horreur qui nous environnait.
    À la maison ou au-dehors, on ne parlait que de la
guerre contre les Anglais, qui durait depuis plus d’un
siècle. Chaque semaine, chaque jour parfois, nous parvenait le récit d’un nouveau massacre, d’une infamie
subie par des innocents. Encore, nous étions en ville et
protégés. La campagne, où je n’allais pas, semblait supporter toutes les violences. Nos servantes, qui avaient de
la famille dans les villages alentour, en revenaient avec
des histoires monstrueuses. Mon frère, ma sœur et moi
étions tenus à l’écart de ces descriptions de femmes violées, d’hommes torturés, de fermes brûlées et, bien sûr,
nous n’avions pas de plus grand désir que de les
entendre.
    Tout cela se déroulait dans la grisaille et la pluie.
Notre bonne ville semblait baigner dans un éternel crachin. Il devenait un peu plus noir l’hiver, mais jusqu’à la
fin du printemps et dès le début de l’automne, il passait
par tous les tons du gris. Seul l’été voyait s’établir durablement le soleil. Alors, la chaleur faisait subir à la ville
une violence à laquelle elle n’était pas préparée et les
rues se chargeaient de poussière. Les mères craignaient
les épidémies : elles nous confinaient dans les maisons
où les volets clos nous redonnaient de l’ombre et du
gris, si bien que nous n’en perdions jamais l’usage.
    J’avais acquis la vague conviction que le monde n’allait ainsi que parce que nous vivions sur la terre maudite
d’un roi fou. Jusqu’à l’âge de sept ans, il ne m’est pas
venu à l’esprit que ce malheur pouvait être circonscrit :
je n’avais pas l’imagination d’un ailleurs, pire ou meilleur mais différent. Il y avait bien les pèlerins de Saint-Jacques qui partaient pour des terres lointaines et
presque fabuleuses. Je les voyais remonter notre rue. La
besace au côté, ils tenaient leurs sandales à la main, les
pieds rafraîchis pendant des heures dans l’Auron qui
coule en bas de notre faubourg. On disait qu’ils
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