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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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sainte. Désormais, le gitan se faisait vieux etson léopard était malade. Si j’avais eu plus d’expérience,
j’aurais remarqué que l’animal était affaibli, édenté et
famélique. Le montreur avait tenté de le céder à un
autre forain, mais aucun ne voulait lui en donner un
bon prix. C’est alors qu’il eut l’idée de le vendre pour sa
peau. Il était passé devant l’atelier de mon père et lui
avait proposé l’affaire. Elle ne se fit pas et je n’en sus
jamais la raison. Mon père n’avait sans doute pas la
clientèle pour une telle pièce. Ou peut-être eut-il pitié
de l’animal. Après tout, si ma mère était fille de boucher, lui ne traitait jamais que des dépouilles et n’avait
pas l’âme d’un écorcheur.
    L’épisode resta isolé. Je n’avais pas besoin qu’il se
renouvelle pour en être définitivement marqué. J’avais
entrevu un autre monde. Un monde d’ici-bas et vivant,
pas cet au-delà de la mort que nous promettaient les
Évangiles. Il avait une couleur, celle du soleil et un nom :
l’Arabie. C’était un fil ténu mais je m’obstinai à le tirer.
J’interrogeai l’abbé du chapitre de Saint-Pierre, notre
paroisse. Il me parla du désert, de saint Antoine et des
bêtes sauvages. Il me parla de la Terre sainte où était
allé son oncle, car il était de famille noble et connaissait
des chevaliers.
    J’étais jeune encore pour comprendre ce qu’il me
disait. Toutefois, il me confirmait dans l’idée que mon
pressentiment était fondé. La pluie, le froid, l’obscurité
et la guerre n’étaient pas le monde entier. Au-delà de
la terre du roi fou existaient d’autres espaces dont je
ne savais rien mais que je pouvais imaginer. Ainsi, le
rêve n’était pas seulement la porte de la mélancolie,
une simple absence au monde, mais beaucoup plus :
la promesse d’une autre réalité.
    Un soir, quelques jours après, mon père, à voix basse,
nous confiait une terrible nouvelle : le frère du roi,
Louis d’Orléans, avait été assassiné à Paris. Les oncles
du roi fou allaient s’entretuer pour de bon. Jean de
Berry, près duquel nous vivions et dont la cour faisait
l’essentiel des clients de mon père, n’allait plus pouvoir
longtemps rester neutre entre ses frères. La guerre soufflait désormais sur nous son haleine pestilentielle. Mes
parents tremblaient de peur et, quelque temps plus tôt,
j’aurais cédé moi aussi à la panique.
    Maintenant, à l’instant où le monde faisait trop mal,
la bête surgissait de son sac et me fixait en rugissant. Il
me semblait que si tout s’obscurcissait, il serait toujours
temps pour moi de m’enfuir vers le soleil. Et je me répétais sans le comprendre ce mot magique : l’Arabie.
    *
    La guerre mit cinq ans à nous rejoindre. Quand elle
toucha notre ville, je n’avais plus l’âge de la craindre
mais plutôt de la désirer.
    J’avais douze ans l’été où l’armée du roi fou, alliée
aux Bourguignons, marcha sur nous. Le duc de Berry,
notre bon duc Jean comme disait mon père avec un
douloureux sourire, avait été empêché d’entrer dans
Paris, où il possédait une résidence. Contraint de quitter
sa prudence habituelle, il avait pris parti pour les Armagnacs. « Armagnacs », « Bourguignons », j’entendais
ces noms parfumés et mystérieux à table, quand mes
parents parlaient entre eux. Dehors, dans nos jeux,
nous prenions tour à tour le rôle d’un de ces grands personnages. Nous aussi, nous nous battions entre frères.À défaut de comprendre la politique dans ses détails,
nous pensions en avoir saisi à tout le moins l’un des
ressorts.
    Nous sûmes que les Bourguignons approchaient par
des rumeurs provenant des campagnes. Notre servante
tomba sur une troupe, en allant voir ses parents. Plusieurs villages autour du leur avaient été brûlés et pillés.
La pauvre fille pleurait, en racontant les malheurs de sa
famille. Elle avait besoin de se confier et je la faisais
parler.
    Quoique ces événements fussent très proches, ils provoquaient en moi non la peur mais plutôt une intense
curiosité. Je voulais tout savoir des soldats et surtout des
chevaliers. Les récits de notre servante me décevaient
beaucoup sur ce point. Les rapines commises dans les
campagnes étaient le fait de vulgaires soudards. À aucun
moment, ses parents n’avaient aperçu de véritables
combattants tels que je les imaginais.
    Car ma passion pour l’Orient m’avait conduit à
entendre beaucoup de
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