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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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rien d’anormal dans la cuisine. La
cour était déserte. J’approchai de l’atelier de mon père.
L’ouvroir de la boutique du côté de la rue était fermé,
comme chaque soir, par des panneaux de bois plein.
Cela signifiait que les compagnons étaient partis, après
les derniers clients. Pourtant, mon père n’était pas seul.
Tapi contre la porte qui donnait sur la cour, j’aperçus de
dos un homme inconnu. Il tenait un sac de jute à la
main, dans lequel s’agitait une forme. Les silhouettes de
mon père et du visiteur se détachaient sur le fond blanc
d’une tenture de ventres d’écureuils en cours d’assemblage. Un flambeau éclairait largement la pièce. J’aurais
dû remonter tout de suite. Ma présence à cet endroit et
de surcroît pendant une visite était rigoureusement
interdite. Mais je n’avais aucune envie de partir et d’ailleurs il était trop tard. Tout se passa très vite.
    Mon père dit : « ouvrez », et l’homme lâcha le collet
du sac. L’animal qui sauta au-dehors avait la taille d’un
petit dogue. Un collier le retenait à une chaîne. Elle
se tendit brutalement quand la bête bondit vers monpère. Elle émit un son étranglé puis se cabra. Elle
regarda dans ma direction et, la gueule largement
ouverte, poussa un cri rauque, tel que je n’en avais
jamais entendu. Perdant toute prudence, je me dressai
et apparus dans l’embrasure de la porte. La bête tenait
ses yeux dans les miens, des yeux d’un blanc de porcelaine bordés d’un trait net de poils noirs. Elle se présentait de trois quarts et me laissait apercevoir ses flancs.
Jamais je n’avais vu une telle couleur et jamais je n’avais
imaginé qu’un pelage de cette sorte existât. À la lumière
du chandelier, la toison était dorée et, semées sur ce
fond de soleil immobile, des taches arrondies brillaient
comme des astres noirs.
    Mon père marqua un instant de mauvaise humeur
puis, au moment où je prenais conscience de la folie de
mon geste, il m’apaisa.
    — Jacques, dit-il. Tu tombes bien. Approche un peu
et regarde.
    Je fis un mouvement timide vers l’avant et l’animal
bondit, rattrapé au vol par la chaîne que l’homme tenait
serrée dans son poing.
    — Pas plus près ! cria l’inconnu.
    C’était un vieillard à la peau parcheminée, le visage
maigre souillé d’une barbe courte et sans soin.
    — Reste où tu es, ordonna mon père. Mais regarde
bien. Tu n’en verras peut-être plus d’autres : c’est un
léopard.
    Mon père, son bonnet de martre sur la tête, contemplait le félin, qui clignait lentement des paupières.
L’homme sourit, découvrant sa bouche édentée.
    — Il vient d’Arabie, souffla-t-il.
    Je gardai les yeux fixés sur la bête. La couleur doréede sa fourrure se mêlait au mot qui venait de m’être
révélé. Et l’homme scella encore davantage cette union
en ajoutant :
    — Là-bas désert, sable, soleil. Toujours chaud. Très
chaud.
    J’avais entendu parler du désert au catéchisme, mais
je n’imaginais pas à quoi pouvait ressembler le lieu où
le Christ s’était retiré pendant quarante jours. Et tout
à coup, ce monde venait à moi. Je vois tout cela aujourd’hui, mais sur l’instant, il n’y eut rien d’aussi clair dans
ma conscience. D’autant que presque aussitôt la bête,
qui s’était tenue calme, se mit à rugir et tira sur sa
chaîne, au point de faire tomber mon père à la renverse
dans une balle de peaux de castors. L’étranger sortit un
bâton de sa tunique et se mit à frapper l’animal si fort
que je ne doutais pas qu’il l’avait tué. Quand la bête fut
allongée sans connaissance à terre, il la saisit par les
pattes et la fourra de nouveau dans son sac. Je n’en vis
pas plus, car les mains de ma mère s’étaient posées sur
mes épaules et m’avaient porté en arrière. Elle m’a dit
ensuite que je m’étais évanoui. Le fait est que je me suis
réveillé dans ma chambre au petit matin, certain d’avoir
rêvé jusqu’à ce que mes parents, au déjeuner, m’entretiennent de l’incident.
    Avec le recul du temps, je sais aujourd’hui précisément ce que signifiait cette visite. L’homme était un
vieux gitan qui faisait profession de montrer son léopard dans les lieux où il passait. Il était parfois reçu dans
les châteaux, par des seigneurs en mal de distraction.
Plus souvent, il hantait les foires et les places de village.
Il avait acheté la bête à un marchand, sur les chemins
de la Terre
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