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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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derniers mois et je m’en étais cru délivré. La traque
dont je suis l’objet contrariait de nouveau mes plans.
Mon départ de cette île devenait plus compliqué, plus
dangereux.
    D’abord, il me fallait éviter de séjourner en ville, où
l’on pouvait facilement me démasquer. Je demandai
à l’aubergiste de me louer une maison cachée dans lacampagne. Il en a trouvé une dès le lendemain et m’a
indiqué le chemin. Je suis parti à l’aube, il y a maintenant une semaine. C’est au dernier moment que j’ai
découvert la maison, car elle est protégée des vents
de terre par des haies d’épineux qui la dissimulent
aux regards. Je suis arrivé aux heures chaudes de la
matinée, en nage et couvert de la poussière fine du
chemin crayeux. Une grande femme brune m’attendait,
qui se nomme Elvira. L’hôtelier avait dû juger considérable la somme que je lui avais donnée et il avait cru
à une erreur. Pour éviter que je ne revienne la corriger, il avait alourdi le service qu’il m’avait rendu en ajoutant une femme à la location des murs.
    Elvira, avec qui je ne pouvais communiquer que par le
regard, m’accueillit avec une simplicité que je n’avais
pas connue depuis bien longtemps. Je n’étais pour elle
ni l’Argentier du roi de France, ni le fugitif que protégeait le pape, mais seulement Jacques. Mon nom de
famille, elle l’apprit quand je pris sa main pour la poser
sur mon cœur. Tout l’effet que lui fit cet aveu fut qu’elle
saisit à son tour ma main et que, pour la première fois,
je sentis contre ma paume son sein rond et ferme.
    Silencieusement, elle me fit ôter mes vêtements et me
lava avec une eau parfumée de lavande qui avait chauffé
en plein soleil dans une jarre. Pendant qu’elle me frottait doucement avec des cendres fines, je regardais au
loin l’escarpement gris-vert de la côte que couvraient
des oliviers. Les navires de la croisade avaient attendu
le meltem pour quitter le port. Ils s’éloignaient lentement, les voiles mal gonflées par le vent tiède. Comment
pouvait-on appeler encore croisade cette ultime promenade nautique, bien à distance des Turcs ? Trois sièclesplus tôt, quand des chevaliers, des prêcheurs, des misérables couraient sus à la Terre sainte pour y trouver le
martyre ou la gloire, le mot avait un sens. Aujourd’hui
que les Ottomans étaient partout victorieux, que nul
n’avait ni l’intention ni les moyens de les combattre et
que l’expédition se bornait à encourager et armer de
bonnes paroles les quelques îles qui étaient encore
décidées à leur résister, quelle imposture de recouvrir
ce voyage du nom ronflant de croisade ! C’était seulement le caprice d’un vieux pape. Hélas, ce vieux pape
m’avait sauvé la vie, et j’avais pris part, moi aussi, à la
mascarade.
    Elvira saisit ensuite une éponge de mer gonflée d’eau
tiède. Elle me rinça méthodiquement, sans négliger le
moindre espace de peau et je frissonnai au contact de
ce qui avait la douceur âpre d’une langue de félin. Les
bateaux avaient l’air maussade, sur le bouclier bleu de
la mer. Ils se balançaient en avançant à peine, leurs
mâts penchés comme les cannes d’une troupe d’invalides. Tout autour de nous, les grillons tenaient une note
intense qui tendait le silence et l’emplissait d’attente.
Quand j’attirai Elvira vers moi, elle résista et m’emmena
dans la maison. Pour les habitants de Chio, comme pour
tous les peuples de l’Orient, le plaisir est dans l’ombre,
la fraîcheur, la clôture. Le grand soleil, la chaleur et l’espace sont pour eux des violences insupportables. Nous
sommes restés couchés jusqu’à la nuit et ce premier soir
nous avons dîné sur la terrasse d’olives noires et de pain,
à la lueur d’une lampe à huile.
    Le lendemain, caché sous mon déguisement, le visage
dissimulé dans l’ombre d’un grand chapeau de paille,
j’ai accompagné Elvira en ville. Au marché, derrière unétal de figues, j’ai aperçu de nouveau l’homme qui est là
pour me tuer.
    En d’autres temps, cette découverte m’aurait incité à
agir : j’aurais cherché à fuir ou à combattre. Cette fois,
et sans que je n’aie rien décidé, je suis resté paralysé.
C’est étrange comme, au lieu de me précipiter vers
l’avenir, le danger me ramène maintenant à mon passé.
Je ne vois pas ma vie de demain, seulement celle d’aujourd’hui et surtout d’hier. L’instant présent, dans sa
douceur, rappelle à lui
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