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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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intérêt redoubla
quand mon père m’expliqua, au cours d’une longue
attente dans l’antichambre d’un des parents du duc,
que le parfum si particulier qui s’attachait à ces lieux
provenait d’essences trafiquées de l’Orient.
    Cependant, ces séjours au palais avaient achevé de
m’ôter tout espoir d’entrer dans ce monde. Mon père
y était traité avec un mépris odieux qu’il s’efforçait
de m’apprendre à supporter. Quiconque vendait à des
princes devait, selon lui, se sentir honoré. Rien n’était
trop beau pour cette clientèle. Tous les talents, tous les
efforts, les nuits passées à coudre, à couper, à concevoir
des modèles, tout cela ne prenait un sens et une valeur
qu’à l’instant où un riche client s’en déclarait satisfait.
Je retins la leçon et acceptai notre sort. J’appris à placer
le courage dans le renoncement. Quand nous rentrions
d’une visite au palais durant laquelle mon père avait été
rudement traité, j’étais fier de lui. Je lui prenais la main
pendant que nous marchions jusqu’à la maison. Il tremblait et, aujourd’hui, je sais que c’était d’humiliation et
de rage. Cependant, à mes yeux, la patience dont il avait
fait preuve était la seule forme de bravoure qui nous
était réservée, puisqu’il ne nous serait jamais donné de
porter les armes nobles.
    Parmi mes camarades, je cultivais une réserve distante
sur le modèle de mon père. Je parlais rarement, acquiesçais à ce qu’ils disaient et prenais une part modeste
aux aventures que les autres avaient conçues. Ils me
méprisaient un peu jusqu’à ce qu’un incident vînt tout
changer.
    Au mois d’août de mes douze ans, les préparatifs du
siège de la ville étaient terminés. Nous étions bel et bien
encerclés. Les plus anciens se souvenaient des pillages
commis par les Anglais un demi-siècle plus tôt. Des récits
de ces horreurs circulaient. Les enfants en sont particulièrement friands. Éloi nous impressionnait chaque
jour avec des histoires atroces, que les clients abandonnaient dans la boutique de son père, en même temps
que leur monnaie. Il s’était institué notre chef, attendu
que, selon lui, dans ces nouvelles circonstances, nous
devenions un corps de troupe parmi les autres. Il avait
pour cette petite armée de grandes ambitions et
d’abord celle de se procurer des armes. Dans le plus
grand secret, il organisa l’expédition propre à en
obtenir. Pendant quelques jours, il tint des conciliabules
secrets, divisant ses connaissances et ses ordres entre
les membres du groupe, afin de mieux en garder le
contrôle. Peu avant le grand jour, une de ces messes
basses dut me concerner car tout le monde y prit part
sauf moi. Éloi vint finalement m’annoncer le verdict :
j’en serais.
    L’été, en temps normal, était une période libre pour
les écoliers qui allaient, comme nous, suivre des cours à
la Sainte-Chapelle. La guerre était une raison supplémentaire de nous libérer. Nous passions nos journées
ensemble, désœuvrés, assis sous des porches. La nuit, il
nous était impossible de sortir et les soldats du guet arrêtaient quiconque flânait dans les rues. Il fallait donc
mener notre coup de force en plein jour. Éloi choisit
une après-midi chaude et sans orage, propice à la sieste.
Il nous fit descendre du côté du faubourg des tanneurs
et de là, par une pente d’herbe, nous rejoignîmes lesmarais. Il avait repéré une barque à fond plat, près de
laquelle était cachée une gaffe en bois. Nous étions
sept à bord de l’embarcation. Éloi la poussa avec la gaffe
et nous dérivâmes lentement. La cathédrale apparaissait
au loin et nous dominait. Aucun de nous ne savait nager
et je suis bien sûr que les autres étaient terrifiés. J’avais
eu peur jusqu’à ce que le bateau s’écarte de la rive. Mais
maintenant que nous fendions doucement les algues
et les nénuphars, j’étais plein d’un bonheur inattendu.
Le soleil et la chaleur d’août, le mystère de l’eau à la
surface de laquelle toutes les routes sont possibles, le vol
sonore des insectes me donnaient à croire que nous partions pour cet autre monde dont je savais pourtant qu’il
était incomparablement plus lointain.
    À un moment, la barque pénétra dans un bouquet
de roseaux. Éloi, toujours debout, se pencha et nous
fit signe de nous taire. Nous avançâmes encore dans le
bras d’eau étroit que bordait le bout velouté des tiges
et, soudain, des voix nous parvinrent.
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