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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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à la lettre. J’avais insisté pour
qu’ils conservent les armes qu’ils avaient dérobées. Ainsi
n’étions-nous pas seulement saufs mais victorieux.
    L’affaire avait fait un bruit considérable dans la ville.
On nous avait tenus pour morts sur la foi d’un récit
héroïque qu’Éloi avait cru habile de tourner à son avantage. Il prétendait nous avoir suivis pour essayer de nous
retenir. « J’aurais tellement voulu les secourir, hélas... »,
etc. Notre retour fit éclater la vérité. Il fut sévèrement
puni, et surtout, son prestige s’effondra d’un coup. Il
devint le premier des nombreux ennemis que je me
créai tout au long de ma vie, du simple fait d’avoir révélé
leur faiblesse.
    Mes parents avaient trop pleuré ma disparition pour
me blâmer quand je reparus. De surcroît, le duc eut vent
de notre fait d’armes et félicita personnellement mon
père.
    Les trois autres rescapés se chargèrent de ma réputation. Ils décrivirent fort honnêtement leur propre
désarroi et ma clairvoyance. Désormais, sans que rien
n’eût changé dans mon comportement, tous se mirent
à me considérer autrement. On ne me jugea plus rêveur
mais réfléchi, timide mais réservé, indécis mais calculateur. Je me gardai de démentir ces nouvelles opinions
et m’habituai à susciter l’admiration et la crainte avec la
même indifférence qui m’avait fait supporter le mépris
et la défiance. J’en tirai d’utiles réflexions. La défaited’Éloi me laissait entrevoir l’existence d’une autre autorité que la supériorité physique. Pendant toute notre
aventure, je n’avais pas montré une résistance exceptionnelle. À plusieurs reprises mes compagnons avaient
même dû me soutenir ou me relever. Pourtant, je n’avais
pas cessé d’être leur chef. Ils s’en remettaient à mes
décisions et ne discutaient pas mes ordres. Ainsi il existait le pouvoir et la force, et les deux choses n’étaient
pas toujours confondues.
    Si la force procédait du corps, le pouvoir, lui, était
œuvre de l’esprit. Sans démêler clairement ces concepts,
j’allai cependant un peu plus loin et ma réflexion
m’amena en quelque sorte au bord d’un précipice. Si
j’avais pris le pouvoir par l’esprit, pendant cette mésaventure, ce n’était pas grâce à des connaissances particulières. Je ne savais pas où nous nous trouvions et je
n’avais l’expérience d’aucune situation analogue. Mes
décisions n’avaient pas non plus procédé d’un raisonnement, sauf peut-être pour nous faire emprunter d’abord
des chemins inaccessibles aux gros soudards qui nous
poursuivaient. Pour l’essentiel, j’avais agi par intuition,
c’est-à-dire en évoluant dans le monde habituel de mes
songes. Ainsi, c’était la pratique de ce qui n’existe pas
qui m’avait permis d’agir et de commander dans le
monde réel. En un mot, le rêve et la réalité n’étaient pas
complètement séparés. Cette conclusion me causa un
certain vertige et pour l’heure je n’allai pas plus loin.
    À la fin du mois, une trêve fut conclue et le siège levé.
Notre ville respirait. La vie pouvait reprendre comme
avant.
    *
    Si la guerre nous avait épargnés, elle continuait pourtant ailleurs. Je n’avais aucune idée de ce qu’étaient les
autres villes et, en particulier, celle qu’on appelait la
capitale. Paris me semblait être un grand corps tourmenté. On n’en parlait que pour rapporter des assassinats, des massacres, des disettes. Cette malédiction ne
pouvait s’expliquer à mes yeux que par la proximité du
roi fou qui y séjournait et propageait la déraison alentour de lui.
    Curieusement, ce fut ma mère qui me donna l’occasion d’avoir de Paris une vue plus précise. C’était pourtant une femme timide qui ne quittait guère sa maison
et n’avait jamais voyagé hors de notre ville. Elle était
de haute taille et d’une grande maigreur. Ennemie des
courants d’air, du froid et même de la lumière, elle vivait
dans nos pièces sombres où elle entretenait toute
l’année des feux. Notre maison à pans de bois, étroite et
toute en hauteur, servait de décor à ses journées et lui
fournissait autant de plans sur lesquels elle évoluait au
fil des heures. Sa chambre était au premier étage. Elle y
restait couchée assez tard et s’y préparait avec soin. La
cour et la cuisine la retenaient le reste de la matinée
jusqu’à l’heure de passer à table, dans la pièce voisine.
L’après-midi, elle
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