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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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avait un parler différent et usait d’expressions imagées, inconnues de nous. C’était en vérité un simple
commis de boucherie. Son travail consistait à décharger
les viandes qu’une charrette conduisait chaque matin
dans les cuisines des grandes maisons. Quoiqu’il n’en
eût probablement vu que les pièces de service, Eustache
nous fit une description détaillée des résidences princières de Paris. L’hôtel de Nesle, qui était au duc de
Berry et dont portes et fenêtres avaient été arrachées
par la foule pour lui interdire d’y séjourner ; celui d’Artois, propriété du duc de Bourgogne ; l’hôtel Barbette
où vivait la reine et au sortir duquel Louis d’Orléans
avait naguère été assassiné. Les yeux brillants de haine,
Eustache se plaisait à détailler le luxe de ces maisons, la
beauté des tapisseries, du mobilier et de la vaisselle. Ses
descriptions étaient destinées à faire monter en nous
l’indignation. Il insistait toujours sur la misère qui environnait ces lieux de luxe et de débauche. Je ne sais ce
qu’en pensait mon frère ; en ce qui me concerne, ces
récits, loin de m’indigner, servaient d’aliments à mes
songes. En fait de richesses, j’avais pour seul exemple le
palais ducal dans notre ville, et je l’admirais. Chaque
fois que je m’y rendais avec mon père, j’étais fasciné
par ces décors luxueux. Notre condition de bourgeois
modestes me condamnait à vivre dans notre maison de
guingois. Je n’étais pas malheureux d’y habiter. Mais
mes rêves m’emportaient vers des séjours plus brillants,des murs ornés de fresques, des plafonds sculptés, des
plats de vermeil, des tapisseries brodées de fils d’or... Je
ne partageais en rien l’indignation haineuse d’Eustache
à l’endroit des séjours princiers.
    En revanche, je l’écoutais avec bienveillance lorsqu’il
parlait avec hargne de la façon dont les puissants traitaient les autres castes, celle des bourgeois, des ouvriers,
des serviteurs, sans lesquels pourtant ils n’auraient pu
vivre. J’avais accepté jusque-là les leçons douloureuses
que m’avait données mon père à chaque visite chez ses
riches clients. Néanmoins, sa soumission à leur mépris, à
leurs insultes, à leurs chantages permanents de mauvais
payeurs, me révoltait profondément. C’était une révolte
enfouie, une braise étouffée sous la cendre de l’amour
filial et de l’obéissance. Il suffit qu’Eustache soufflât sur
elle pour qu’elle s’enflammât.
    Quelque temps après l’arrivée du fugitif, mon père
m’emmena chez un neveu du duc de Berry. Il venait lui
livrer une chambre entière en martre blanche. Le jeune
homme avait à peine vingt ans. Il nous fit attendre deux
longues heures dans une antichambre. Mon père avait
travaillé une partie de la nuit pour achever la commande. Je le voyais tituber de fatigue sans avoir la ressource de s’asseoir, faute de siège. Quand enfin, le jeune
seigneur nous fit entrer, je fus choqué de voir qu’il nous
recevait en tenue de nuit. Par la porte de sa chambre,
on apercevait une femme dévêtue. Il usa pour s’adresser
à mon père d’un ton ironique en l’appelant emphatiquement « L’honorable Pierre Cœur ». Il se saisit de la
couverture, en hochant la tête. Puis il se leva et fit signe
à mon père qu’il pouvait se retirer. Celui-ci aurait obéi,
comme à son habitude, mais cette fois il avait un pressant besoin d’argent pour payer une grosse commande
de peaux qui venait de lui parvenir. Forçant sa nature, il
osa demander le règlement de son ouvrage. Le neveu
du duc revint sur ses pas.
    — Nous verrons cela. Faites-moi parvenir votre note.
    — La voici, Monseigneur.
    D’une main tremblante, mon père tendit la facture.
Le jeune seigneur la déchiffra sans plaisir.
    — C’est bien cher. Vous me prenez pour un sot : imaginez-vous que je ne connais pas vos misérables artifices ?
Ce ne sont pas des ventres mais des demi-dos cousus,
que vous comptez me faire payer au prix fort.
    La lèvre de mon père était secouée de soubresauts
nerveux.
    — Ces peaux, Monseigneur, sont toutes de la meilleure origine...
    Je savais que mon père mettait un soin particulier à
choisir ses fournisseurs et à sélectionner leur marchandise. Il s’interdisait absolument les supercheries auxquelles se livraient parfois d’autres artisans sans scrupules. Hélas, il se défendait mal, paralysé par le respect
qu’il pensait devoir à ce
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