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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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freluquet.
    — Pardonnez-moi d’insister, Monseigneur. Mais je
compte sur la générosité de votre Seigneurie pour bien
vouloir me régler cette pièce dès aujourd’hui car...
    — Dès aujourd’hui ! répéta le neveu du duc, en faisant mine de prendre à témoin un large auditoire.
    Il fixa mon père sévèrement. En l’observant, je
compris en cet instant qu’il avait envie de poursuivre ses
insolences mais qu’une idée le retenait soudain. Peut-être craignait-il une remontrance de son oncle. Le vieux
duc n’était pas aimable, toutefois il payait bien. Il avaitpour politique de développer dans sa ville un milieu
d’artisans et d’artistes qui confortait sa réputation
d’homme de goût et de mécène.
    — Eh bien, soit ! dit le jeune homme.
    Il alla jusqu’à un meuble dont il ouvrit un tiroir. Il prit
quelques pièces et les jeta sur une table devant mon
père. Au coup d’œil, je comptai cinq livres tournois. La
couverture en valait huit.
    Mon père ramassa les pièces.
    — Ce sont là cinq, dit-il d’une voix mal assurée. Il
manque...
    — Il manque ?
    — Votre Seigneurie a dû mal lire ma note. L’ouvrage
vaut... huit.
    — Huit livres, il les vaudrait peut-être s’il n’y avait
aucun défaut.
    — Quel défaut y a-t-il ? se récria mon père, sincèrement inquiet d’avoir laissé échapper une imperfection.
    Le jeune homme saisit la couverture et la brandit.
    — Comment, vous ne voyez rien ?
    Mon père tendit le cou et son regard parcourut la
fourrure. À cet instant, les deux poings qui tenaient la
couverture s’écartèrent d’un coup sec et, dans un craquement, la couture qui joignait deux peaux se déchira.
Mon père recula. Le neveu du duc partit d’un grand
rire insolent.
    — La voyez-vous, maintenant ? s’exclama-t-il avec un
rire mauvais. Bastien, raccompagne ces messieurs.
    Et, sans cesser de rire, il rejoignit sa chambre.
    Tandis que nous rentrions à la maison en silence, je
sentais monter ma colère. En d’autres temps, j’aurais
admiré mon père pour la maîtrise qu’il avait gardée delui-même. Mais Eustache m’avait appris à considérer
mon indignation comme légitime. Je n’étais plus seul
à penser que le travail doit être respecté, que le pouvoir de la naissance connaissait des limites, que l’arbitraire des princes n’était plus fondé. Les Cabochiens
s’étaient battus pour de tels principes. Sans connaître
ni comprendre dans le détail leur combat, je me sentais
conforté dans des sentiments que, jusque-là, j’avais
regardés comme coupables.
    Je m’ouvris de ces idées à mon père, pendant que
nous marchions. Il s’arrêta et me regarda. Je vis dans ses
yeux qu’il était plus affecté par mes propos que par l’affront qu’il venait de subir. Je sais aujourd’hui qu’il était
sincère. Il ne pensait pas qu’une autre attitude fût possible face aux puissants, dans le monde tel qu’il est. Son
enseignement n’avait qu’un but : me permettre à mon
tour de survivre.
    Il fit immédiatement le lien entre ma révolte et les
prêches qu’Eustache répandait dans la maison. Sur la
requête de mon père, le boucher se vit gratifié dès la
semaine suivante d’un autre refuge et il quitta la ville
peu de temps après.
    À vrai dire, mon père n’avait plus rien à craindre de
ce côté-là : le mal était fait. Eustache avait seulement
donné droit à des idées qui étaient en moi de toute
manière. Quant à suivre son exemple et, plus généralement, celui des révoltés cabochiens, il n’en était
pas question. Habitué, en fils de fourreur, à classer
les humains comme les bêtes selon leur toison, j’avais
remarqué qu’Eustache portait sur le crâne la même
tignasse dure et bouclée qu’Éloi. L’un et l’autre étaient
des adeptes de la force brutale, désordonnée, exactinverse de la faiblesse, mais finalement de même nature,
c’est-à-dire primitive. Je n’étais nullement tenté d’y céder.
Pour forcer le respect des princes, pour faire rétribuer
le travail et offrir une place dans la société à des êtres
que n’avait pas distingués d’abord la naissance, il existait sûrement d’autres méthodes. Mon but serait désormais de les découvrir ou de les inventer.
    *
    Les filles de mon âge, sœurs de mes camarades, voisines, fidèles de la même paroisse ne m’intéressaient
guère. Je laissais à Éloi et à ses semblables les récits de
conquêtes où le fabuleux le disputait au
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