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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards
Autoren: Stephen Wright
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et
l’inconnu barbu, tous avaient disparu sans laisser de trace. Qu’avait-il vu au
juste ? Était-ce vraiment réel, ou une simple pantomime sans consistance
mise en scène par les vieux fantômes du sommeil ? À quel moment exact
s’était-il vraiment réveillé ? Comment le savoir ? Il classa
l’événement avec d’autres questions curieuses réclamant un surcroît de
réflexion, parmi lesquelles : Où va la nuit pendant le jour ?
et : Pourquoi les gens ne peuvent pas voler ?
    Le lendemain matin, à une heure typiquement grise et
sinistre, c’est un Liberty un peu pâle, aux yeux rosis, que vint chercher
l’homme qui vivait dans le cellier. On était jour de pêche, et l’heure était
venue de descendre nonchalamment le chemin glissant de rosée jusqu’au lac, où
ils s’installeraient, communiant dans le silence, au sommet d’un rocher (leur
rocher), laissant leurs lignes pendouiller optimistes dans l’eau mystérieuse et
veloutée. Quand le moment serait propice pour discuter, alors ils
discuteraient, d’innombrables sujets importants ou triviaux, jusqu’à ce que la
totalité débordante du monde passé, présent et immédiat soit exhaustivement
tronçonnée, asséchée et épuisée, prête à servir d’engrais à la récolte du
lendemain.
    Il s’appelait Euclid. Petit bonhomme trapu aux bras aussi musclés
que ses cuisses, il n’avait qu’un œil valide ; l’autre, un globe couleur
d’huître masqué par une paupière tombante, s’agitait dans son orbite comme un
objet de fabrication étrangère rattaché à un être complètement distinct, doué
d’une volonté et d’intérêts bien à lui. De tempérament notoirement volcanique,
aussi prompt à ronchonner qu’à rigoler, Euclid souffrait d’ouragans de l’âme
qui le laissaient échoué, égaré, enserré. Il passait des jours entiers reclus
dans son ermitage souterrain, où souvent on l’entendait balayer furieusement la
poussière d’un mur à l’autre et retour, sans cesser de jurer à pleine voix, en
termes si vigoureux que Tante Aroline était contrainte de se boucher les
oreilles à la cire, et Thatcher de descendre raisonner cet homme torturé. En
pure perte. Les crises d’Euclid étaient des phénomènes naturels qui devaient,
par définition, aller jusqu’à leur terme.
    L’heure d’après, on pouvait très bien le trouver allongé
paisiblement sous le vieux châtaignier hirsute, absorbé dans un spectacle
intime d’une complexité si fascinante qu’il était inutile de le déranger ;
il ne répondrait pas, ne se laisserait pas déloger.
    Mais quand il habitait normalement son corps, Euclid était
un compagnon aussi sociable qu’on pouvait espérer en rencontrer dans ce monde
insensible. Souvent il accompagnait Liberty pour des promenades erratiques à
travers les bois et jusque dans les collines escarpées. C’était lui qui
instruisait le garçon des innombrables déguisements dont se voilait volontiers
la timide nature. Il connaissait le nom des arbres, l’usage des plantes, la
piste des bêtes. Il montra à Liberty comment cartographier les étoiles, et
comment se servir de cette carte pour guider ses pas sur la planète. Et il
l’initia à ces pans incommensurables de l’univers tapis, malveillants, dans
l’espace noir comme poix séparant les lumières.
    Par un grand matin radieux et scintillant de paillettes,
alors que le garçon était à l’âge où la curiosité bourgeonnante éclôt en
questionnements irrépressibles, il interrogea Euclid sur son œil. L’homme était
confortablement installé sous la véranda de derrière, et écossait une pile de
petits pois dans un seau posé entre ses pieds : les cosses se fendaient
impeccablement sous ses larges pouces comme des portefeuilles d’émeraude, et
les pois dégringolaient dans le seau aussi bruyamment que du petit plomb. Faute
de réponse, Liberty répéta sa question. Sans un mot, Euclid se mit debout, le
prit par la main et le conduisit par l’escalier de service dans sa demeure
souterraine. Une seule pièce pour un seul homme, qui ne contenait qu’un seul
exemplaire de chaque chose essentielle : matelas, chaise, table de
toilette, pichet, malle – et puis, cloué au mur, l’unique ornement, une
gravure sur bois au style grossier arrachée à l’une des revues réformistes de
Tante Aroline, dépeignant un mari et père enragé s’apprêtant à lancer un
tabouret sur sa femme et ses enfants tremblants ; cette aimable
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