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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards
Autoren: Stephen Wright
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scène
familiale s’intitulait Les Méfaits de la boisson.
    Euclid souleva le garçon bien haut dans les airs et le
déposa sur le matelas tel un boisseau de plumes soigneusement tassé. Campé
devant lui, son unique œil valide sévèrement fixé sur le regard errant de
Liberty, il dit : « J’ai attrapé cette satanée mirette au même
endroit où j’ai dégotté ça », et il ôta sa chemise et se retourna.
Son dos n’était que hachures hideuses de chair dure et crénelée, un chaos
aléatoire de lacérations, telles les galeries en camée de quelque créature
affolée prise au piège à jamais sous la peau sans issue. « Touche »,
ordonna-t-il.
    Liberty refusa, évaluant déjà la distance entre lui et la
porte.
    « Touche, insista Euclid, plaquant son dos défiguré
contre le visage détourné du garçon.
    — Je ne veux pas. » Même si son regard, comme hypnotisé,
ne cessait de revenir aux terribles cicatrices.
    Euclid tendit la main pour saisir la sienne. « On peut
rien apprendre de valable sans toucher. Allez, touche. »
    Les doigts de Liberty effleurèrent timidement les balafres
ondulées et têtues. Comme s’il touchait des serpents morts.
    « C’est l’esclavage, mon garçon, c’est le royaume des
cieux.
    — Je peux partir, maintenant ? »
    Au bref hochement de tête d’Euclid, Liberty remonta à toutes
jambes l’escalier jusqu’à la cuisine où Tante Aroline, qui avait briqué et ciré
le parquet, s’affairait à balayer, avec sa méticulosité coutumière, l’épaisse
couche blanche de sable à récurer en un motif à chevrons que les pieds
galopants du garçon traversèrent frénétiquement jusqu’à l’anéantir, évitant de
justesse la collision avec un coin de table, renversant une chaise de salon
égarée, effrayant le chat qui sauta par la fenêtre en un bond flou, laissant
dans son sillage du sable éparpillé et les cris indignés d’Aroline, avant
d’atteindre enfin le refuge confiné de sa chambre où, verrouillant la porte, il
s’assit sur le lit, en proie à une vague transe décalée, ses pensées en
fouillis mais régies par une unique peur, centrale et sans équivoque : la
peur que son propre dos, si délicat, soit un jour soumis aux mêmes forces malfaisantes
qui avaient si cruellement marqué son ami. La simple idée suffisait à lui
glacer le corps, à lui figer le cerveau.
    Pourtant, peu après, à mesure que le temps passait
miséricordieux, son attention crispée sur ces sombres perspectives se détendit
doucement, et bientôt, à quatre pattes par terre, il faisait rouler un chariot
miniature sur les lattes grossières, en route vers le Territoire indien et un
rendez-vous avec des montagnards près de la Green River. Et il ne lui fallut
qu’une demi-heure pour redescendre, esquiver les reproches grotesques de sa
tante et traverser la clairière jusqu’à l’étang secret au fond du ravin, où des
crapauds-buffles géants somnolaient dans la boue puante et des salamandres
mouchetées planaient dans l’eau limpide comme prisonnières d’une vitre. Et dès
le lendemain il repartait en expédition avec Euclid, dépêchés par sa tante pour
cueillir des myrtilles – le samedi approchait, et avec lui le traditionnel
supplice pâtissier d’Aroline ; et jamais il ne reposa de questions sur
l’œil décoloré d’Euclid ni sur son dos mutilé.
    Ses parents étaient si fréquemment absents, souvent pour des
périodes douloureusement prolongées, embarqués dans ce qu’ils baptisaient
parfois leur « croisade » – Liberty les avait imaginés l’épée ou
la lance au poing, découpant en rondelles un dragon courroucé, ou bien, côte à
côte, ouvrant une brèche sanglante dans une muraille humaine d’infidèles en
armes –, qu’il en était logiquement venu à considérer les seuls adultes
présents à la maison, Aroline et Euclid, comme des parents de substitution
parfaitement acceptables. Et, devinant à juste titre que les multiples
problèmes intimes de sa tante occupaient une part de ses journées plus
généreuse encore qu’elle ne voulait bien l’admettre, il tendait à se tourner
vers le vieil homme dès que des soucis accablaient son esprit et lui
démangeaient la peau.
    « Euclid ? » demanda-t-il en réajustant
nerveusement sa ligne avant de lui donner du mou et de la laisser se vautrer au
vent. Ils étaient installés en silence sur leur rocher depuis plus d’une heure,
tandis que le soleil s’élevait toujours
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