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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards
Autoren: Stephen Wright
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silencieusement pour laisser entrer un grand monsieur
imposant, mâchoire et poings crispés, qui foudroya le jeune garçon d’un regard
dément de pirate avant de traverser la pièce et de disparaître par la porte,
pour ne jamais revenir. Déjà bien habitué aux allées et venues de parfaits
inconnus de tous âges, sexes et couleurs, Liberty ne fut pas particulièrement
décontenancé par ce spécimen. Des silhouettes furtives surgissaient souvent des
bois environnants, accueillies à la porte de service par Tante Aroline avant
d’être englouties par la maison. À l’occasion, c’était toute une famille de
visages nouveaux qui s’installait à la table du dîner, mastiquant
solennellement du pain indien tiède sans guère prononcer un mot. Parfois, au
petit déjeuner, Liberty s’attendait vaguement à voir un fugitif sortir tout
habillé de la marmite de porridge, secouer son chapeau et réclamer un verre
d’eau fraîche.
    La nuit, attentif à son humble réceptacle de lumière,
craignant toujours que, faute de vigilance, cet indispensable carburant, la
précieuse flamme ne vacille et ne meure, il était fréquemment distrait par des
bruits troublants venus du toit ou de derrière la plinthe, staccato de pieds
grands ou petits, grattements sinistres, cris étouffés, coups sourds et
irréguliers, murmures inarticulés de l’air : tout un chœur de notes
gothiques qu’il tentait vainement de distinguer et d’identifier.
    D’interminables heures de veille lui épuisaient les nerfs,
infectaient son sommeil. Les rêves qui le visitaient, aussi vivants que
d’exotiques créatures marines – aux écailles intensément iridescentes, aux
yeux globuleux sans paupières, aux gueules béantes bordées de dents pointues et
triangulaires ou, pis encore, de crêtes froides de gencives gluantes –,
l’avalaient tout cru dans un labyrinthe d’entrailles où se déchaînaient de
vagues batailles d’une sauvagerie épique et sans issue, des traversées
fiévreuses de mers convulsives, des fuites frénétiques à travers des espaces étroits
mais sans limites, comme si, à fleur de peau du monde, se livrait une guerre
immémoriale, et qu’il suffisait de s’endormir pour être mobilisé dans ce grand
conflit invisible. Mais dans quel camp ? Et pour quelle cause ?
Devoir permanent et intemporel, seulement interrompu par le cri d’une voix
prononçant votre nom, les doigts d’une mère cramponnés à votre omoplate voûtée
pour vous ramener à la lumière.
    Par un long soir languide, soit qu’il fût effectivement
éveillé, soit qu’il dérivât négligemment dans un rêve d’éveil, Liberty fut
ébranlé par une volée de bruits cassants qui approchaient la maison dans le
noir. Quoi ? Qu’est-ce que ça pouvait être ? Rien que des sabots, et
le raclement de roues en bois gravissant l’allée de pierre vers la grange. Furtivement,
il se redressa, s’agenouilla sur son lit, s’accouda au rebord de fenêtre plein
d’échardes et scruta anxieusement le dehors. Le ciel était clair, la lune
pleine, comme si elle avait doublé de volume, drapant la scène en contrebas de
couches de phosphorescence vive, la peinture même des rêves. Dans le chariot
stationné juste sous la fenêtre de Liberty, son père et un inconnu barbu se
penchaient sur une longue boîte étroite, brillante comme un lingot d’argent,
déclouant le couvercle avec la lame plate de leurs haches. Incapable de bouger
de son poste, ou même de détourner les yeux, Liberty attendit impuissant ce qui
allait bien pouvoir se passer, le souffle pris dans un étau de muscle tendu,
son cœur assourdissant la planète endormie. Et lorsque enfin le couvercle se
souleva pour révéler, reposant paisiblement sur un lit de copeaux, un
authentique cadavre, une bouffée glaciale de mausolée sema la chair de poule
sur la peau tiède de Liberty, et quand le corps se redressa dans son cercueil
et ouvrit la bouche pour prononcer des mots vivants auxquels son père fit une
réponse, un son s’échappa de sa gorge, éruption méconnaissable de son tréfonds
le plus noir, et calmement le corps leva la tête et regarda Liberty dans les
yeux, ces yeux écarquillés. Aussitôt il plongea sous la fenêtre, enfouit son
visage dans un oreiller et écouta siffler sans fin le vent qui entrait et
sortait de son nez écrasé. Lorsqu’il risqua un coup d’œil par la fenêtre, le
chariot et son contenu, le cercueil et le corps dans le cercueil, son père
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