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Grand-père

Grand-père

Titel: Grand-père
Autoren: Marina Picasso
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se gargarisent m’indigne et m’exaspère. Comment peuvent-ils se
permettre d’analyser sa création dans un jargon redondant et péremptoire
destiné à un cénacle d’initiés : « mouvance hispanique des rouges et
du fauve », « impulsion cosmique du trait », « chimérique
problématique de la composition » ?… Comment osent-ils s’arroger le
droit d’enfermer Picasso et son œuvre dans une forteresse dont ils seraient les
seuls à posséder la clef ?
    Picasso et génie… génie et Picasso : deux mots
indissociables qui permettent d’alimenter les dîners en ville.
    « Picasso, c’est épatant. Le génie à l’état pur ! Reprenez
encore quelques asperges. Elles viennent de notre propriété dans le Lubéron. »
    Et les brèves de comptoir.
    « Du génie… du génie. Moi, si j’étais Picasso, au prix
où ça se vend, j’en fais un et j’arrête. »
    Le nom de Picasso  – ce nom que je porte  – est
devenu un sigle. On le retrouve dans les vitrines des parfumeurs, des
bijoutiers, dans des cendriers, sur des cravates, des T-shirts. On ne peut plus
ouvrir la télévision sans voir un robot aérographe signer Picasso sur le flanc
d’une voiture. Sans compter la Picasso Administration, entreprise gérant l’empire
Picasso… et dont j’ai refusé de faire partie.
    Picasso, ce grand-père interdit que j’ai toujours vu en
espadrilles, vêtu d’un vieux short et d’un maillot de corps troué, cet Espagnol
infiniment plus anarchiste que communiste n’aurait jamais imaginé qu’un jour
 – en dehors de sa peinture  – son nom deviendrait une machine à
faire de l’argent.
    Après quatorze ans d’analyse, je me rends compte à quel
point l’image que j’avais de mon grand-père était déformée, redoutable, angoissante.
À travers le prisme de mon père, il était méprisant et avare. À travers celui
de ma mère, il était pervers et insensible. Jacqueline, avec ses Monseigneur ,
nous assenait le coup de grâce. Elle nous le présentait comme l’un de ces dieux
cruels que les Aztèques célébraient par des sacrifices humains.
    Nourrie de cette légende, je l’ai longtemps tenu pour seul
responsable de notre détresse. Tout était sa faute : la déchéance de mon
père, les excès de ma mère, le déclin de ma grand-mère Olga, la dépression et
la mort de mon frère Pablito. Je lui en voulais de ne s’être jamais penché sur
notre sort et de nous laisser à l’abandon. Je ne comprenais pas pourquoi
Pablito et moi ne pouvions le voir en simple tête-à-tête. Je ne comprenais pas
qu’il se désintéresse de ses petits-enfants alors que nous ne demandions qu’un
soupçon d’intérêt.
    Aujourd’hui  – et c’est pour cette raison que j’ai
voulu ce livre  – je découvre que mon grand-père nous a été volé. Alors
que nous aurions pu nous glisser librement dans sa vie, l’irresponsabilité d’un
père, d’une mère mais aussi d’une épouse possessive nous avait dépouillés d’une
affection que Pablito et moi guettions à chaque visite.
    Confiné dans une telle atmosphère de servilité, comment ce
dieu vivant aurait-il pu imaginer que, derrière chacun de nos passages à La
Californie , il y avait un appel au secours ?
    Il aurait suffi que Picasso descende quelques instants de
son Olympe pour devenir, le temps d’une caresse, un grand-père comme les autres…
    Il ne le pouvait pas. Muré dans son œuvre, il avait perdu
tout contact avec la réalité et s’était replié dans un monde intérieur
impénétrable.
    Cette œuvre était son seul langage, sa seule vision du monde.
Enfant, déjà, il était enfermé dans un univers autistique. À l’école de Malaga,
alors que les autres élèves suivaient les cours du maître, lui dessinait
inlassablement des pigeons et des corridas sur ses cahiers. Lorsque ses
professeurs le réprimandaient, il les narguait. Ses dessins valaient tous les
cours de calcul, d’espagnol ou d’histoire.
    Boulimique, il dévorait la vie, les choses et les gens. Un caillou,
un bout de bois, un bris de vaisselle ou de tuile devenait entre ses doigts une
création. Le matin, il faisait son jogging. À petites foulées, il suivait la
voiture que Jacqueline conduisait. En chemin, il jetait sur le siège arrière un
bout de ferraille, une selle, un guidon de vélo qu’il avait déniché dans les
poubelles qui jalonnaient son parcours. Torturés dans son atelier, ferraille, selle,
guidon se métamorphosaient en hibou,
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