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Grand-père

Grand-père

Titel: Grand-père
Autoren: Marina Picasso
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Mon père me tient par la
main. Sans un mot, il s’avance vers le portail qui se dresse devant nous et
défend la maison de mon grand-père. Mon frère, Pablito, nous suit à quelques
pas, les mains dans le dos. J’ai six ans, Pablito, pas tout à fait huit.
    Mon père sonne à la grille. J’ai peur comme à chaque fois. Un
bruit de pas, une clef que l’on tourne dans la serrure, et apparaît, dans l’entrebâillement
d’un des vantaux de la grille, le concierge de La Californie , un vieil
Italien usé par l’âge et par la servitude. Il nous jauge du regard et dit à mon
père :
    — Monsieur Paul, vous aviez rendez-vous à cette heure ?
    — Oui, bredouille mon père.
    Il a lâché ma main pour que je ne sente pas à quel point la
paume de la sienne est devenue moite.
    — C’est bien, répond le vieux concierge, je vais voir
si le maître peut vous recevoir.
    Le portail se referme sur lui. Il pleut. L’air a un parfum d’eucalyptus,
ces arbres à l’écorce en lambeaux qui bordent la petite route où nous devons
attendre le bon plaisir du maître.
    Comme samedi dernier. Et le jeudi d’avant.
    Au loin, un chien aboie. Certainement Lump, le teckel de mon
grand-père. Il m’aime bien. Il se laisse caresser.
    Le temps s’éternise. Pablito est venu se coller à moi pour
me réconforter et se sentir moins seul. Mon père a fini sa cigarette. Il l’éteint,
en rallume une autre. Ses doigts sont tachés de nicotine.
    — Vous feriez mieux d’attendre dans la voiture, chuchote-t-il
comme s’il avait peur que quelqu’un ne puisse l’entendre.
    — Non, répondons-nous en chœur. Nous restons avec toi.
    Nos cheveux sont collés par la pluie. Nous nous sentons
coupables.
    De nouveau, la clef dans le portail et le vieil Italien au
visage ridé. Il baisse le regard. D’une voix découragée, il laisse tomber comme
une leçon apprise :
    — Le maître ne peut pas vous recevoir aujourd’hui. Madame
Jacqueline m’a demandé de vous dire qu’il travaillait.
    Même lui n’est pas dupe. Il a honte.
     
    Combien de jeudis avons-nous entendu ces mots : « Le
maître travaille », « le maître dort », « le maître n’est
pas là »… à la grille fermée de La Californie défendue comme une
forteresse. Quelquefois, c’était Jacqueline Roque, la future et dévote M me  Picasso,
qui assenait la sentence : «  Le soleil ne veut pas qu’on le
dérange. »
    Quand ce n’était pas le soleil , c’était monseigneur ou alors le grand maître . Comment aurions-nous eu l’impudence d’afficher
devant elle notre déconvenue et notre humiliation ?
    Les jours où le portail s’ouvrait, nous franchissions, mon
père ouvrant la marche, la cour de graviers qui menait au perron. Je comptais
chaque pas comme on égrène un chapelet d’espérances. Pour être très précise, soixante
pas, hésitants et coupables.
    Dans l’antre du titan, véritable grotte d’Ali Baba, règne un
souverain désordre : amas de tableaux posés sur des chevalets bigarrés de
peinture, sculptures traînant un peu partout, caisses de bois vomissant des
masques africains, cartons d’emballage, vieux journaux, châssis de toiles
vierges, boîtes de conserve, carreaux de céramique, pieds de fauteuils hérissés
de clous de tapissier, instruments de musique, guidons de bicyclette, des
profils en tôle découpée et, au mur, des affiches de corridas, des liasses de
dessins, des portraits de Jacqueline, des têtes de taureaux…
    Dans ce capharnaüm où nous devons de nouveau patienter, nous
nous sentons indésirables. Mon père, lui, se sert un verre de whisky qu’il vide
d’un trait. Sans doute pour se donner contenance et courage. Pablito s’est
assis sur une chaise et fait semblant de jouer avec un soldat de plomb qu’il a
sorti de sa poche.
    — Surtout ne faites pas de bruit et ne touchez à rien !
nous lance Jacqueline qui s’est faufilée dans la pièce. Le soleil va bientôt
descendre de sa chambre.
    Esméralda, la chèvre de mon grand-père, lui emboîte le pas. Esméralda
a toutes les permissions : celle de gambader dans la maison, celle d’essayer
ses cornes sur les meubles, celle de lâcher ses chapelets de crottes sur les
dessins et toiles de Picasso entassés pêle-mêle sur le sol.
    Esméralda est chez elle. Nous sommes des intrus.
    Une bourrasque de rires, des éclats de voix… Héroïque et
tonnant, mon grand-père fait son entrée en scène.
    Mon grand-père ? Nous n’avons pas le droit de
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