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Grand-père

Grand-père

Titel: Grand-père
Autoren: Marina Picasso
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a fournie à mon père pour le véhiculer, nous quittons La
Californie et Cannes pour nous rendre à Golfe-Juan où notre mère attend
notre retour.
    Les yeux fixés sur le rétroviseur, je capte le regard de mon
père. Un regard vide. Désespéré.
    Jamais je ne l’ai vu rire ou être simplement heureux. Quand
les choses se passaient bien à La Californie , j’ai pu le voir plaisanter
et parfois s’exalter, mais ce n’était pas naturel. Il le faisait pour plaire à
Picasso, réaliser son désir, devenir ce désir. Les siens n’existaient pas. Il
les avait à jamais balayés pour se laisser peu à peu absorber par un dieu
auquel il ne pouvait s’identifier. Comment s’accomplir à travers l’image d’un
père monstrueux qui saccage, maltraite, dédaigne, méprise et avilit ? Comment
devenir un homme responsable lorsque, au restaurant, il suffit à ce père
insolent de signer sur une nappe en papier pour payer une addition de quarante
personnes ? Comment adopter un mode de vie cohérent lorsqu’on entend ce
père se vanter de pouvoir acheter une maison sans passer par le notaire, avec
trois tableaux qu’il qualifiait avec morgue de « trois merdes barbouillées
dans la nuit » ?
    Comment se construire à travers de telles images ? Comment
se respecter et respecter la vie face à tant de blasphèmes ?
    Longtemps, mon père a caressé le vœu de devenir pilote de
course sur moto. Le grisaient la vitesse, le bruit, le vent dans les cheveux, les
virages négociés à quarante-cinq degrés, le danger à chaque tour de roue. Sa
Norton Manx était une source de joie et de fierté. Elle lui obéissait, faisait
corps avec lui, se cabrait au moindre coup d’accélérateur. Avec elle, il
pouvait remettre en question la souveraineté de son père, se libérer de lui, devenir
enfin un Picasso.
    Comment imaginer deux Picasso dans la même famille sans
parler de crime de lèse-majesté ?
    — Non, lui a répondu grand-père. Je te somme de
renoncer à cette stupidité. C’est un ordre. Je ne veux pas que tu te tues. Et d’abord,
j’ai peur de la vitesse.
    Et une fois de plus :
    — Ne reviens plus jamais là-dessus. Tu es un anarchiste
bourgeois doublé d’un incapable.
    Françoise Gilot, dans son livre Vivre avec Picasso , a
souligné en peu de mots la rébellion qui sourdait chez mon père lorsque Picasso
le bafouait de la sorte.
    « Lassé, écrit-elle, lassé d’entendre son père dire qu’il
n’était bon à rien, Paulo déclara qu’il était au moins bon à faire de la moto. Il
prit part à une course, qui partait de Monte-Carlo et zigzaguait tout le long
de la Grande et de la Moyenne Corniche, et se classa second parmi des
professionnels. »
    C’est sans doute l’une des seules fois où mon père a tenu
tête à Picasso, l’une des seules fois où il lui a démontré qu’il n’était pas l’essentiel
de la vie, l’une des seules fois où il lui a violemment signifié qu’un être
humain ne fonctionnait pas forcément comme sa sacro-sainte peinture que chacun
se devait d’encenser.
    Mon père n’a jamais pu trouver la brèche qui aurait pu lui
permettre de devenir un homme. À dix ans, son avenir était déjà condamné. Pour
contrer ma grand-mère Olga qui avait cessé de lui plaire, mon grand-père se
vengeait d’elle en dressant son propre fils contre elle. Au début, ce fut par
petites touches.
    Discrètes, machiavéliques.
    Ainsi, lorsque, à six ans, mon père, sous l’œil attentif de
sa mère, s’appliquait à se tenir correctement à table, Picasso arrivait, rigolard,
et glissait dans sa main une petite voiture. Mon père, qui avait compris le
message, bravait alors sa mère du regard et faisait rouler la voiture dans son
assiette pleine de potage. Qu’importait le désenchantement de cette mère qui
aurait souhaité donner une bonne éducation à son enfant unique ? Seuls
comptaient le père et la volupté que ressentait ce père à dresser son enfant
contre la femme qu’il haïssait, et que mon père aurait certainement appréciée
si Picasso ne l’avait pas sans cesse diffamée.
    Comment acquérir une quelconque envie de s’en sortir lorsque
les seules leçons apprises se résument à : « À quoi bon travailler à
l’école. Cela ne sert à rien. Moi, à Malaga, au collège de San Rafael où m’avaient
mis mes parents en désespoir de cause, j’étais nul dans toutes les matières. Cela
ne m’a pas empêché de réussir. »
    Ou encore : « Essaie
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