Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Grand-père

Grand-père

Titel: Grand-père
Autoren: Marina Picasso
Vom Netzwerk:
masque africain ou Minotaure.
    Pour Picasso, l’objet le plus banal devenait une œuvre.
    Il en était de même pour les femmes qui avaient eu le
privilège  – ou le malheur  – d’être prises dans sa tornade. Soumises
à sa sexualité animale, il les domptait, les envoûtait, les aspirait, les
écrasait sur sa toile. Lorsque des nuits durant il en avait tiré la
quintessence, il les rejetait exsangues.
    Tel un vampire au lever du soleil.
    Comme un scalpel, son regard magnétique creusait la réalité,
la travaillait, la dépeçait. Sous son pinceau, sous ses doigts, les couleurs, la
glaise, le bronze, le métal se pliaient à sa force. Il matait les femmes et la
matière pour en faire ses esclaves.
    Lui qui a traversé son siècle ne vivait pas comme ses
contemporains. D’ailleurs, il ne les voyait pas. La vie n’était pour lui qu’un
carnet de dessins, un livre d’images « croquées » au fil de sa
fulgurante créativité.
    Il ne refaisait pas le monde, il imposait le sien.
    Toute sa vie durant, à travers toutes les époques de sa
peinture, il cherchait à traquer l’éphémère, à capturer l’instant. Il ne peignait
pas, il ne dessinait pas, il ne sculptait pas, il dégorgeait tout ce qu’il
ressentait. Il disséquait son âme. Pudeur et impudeur, vitalité et mort, violence
et sensibilité, provocation et naïveté, il faisait vibrer toutes ces cordes
avec une intensité qui irradiait tous ceux qui l’approchaient.
    Et qui les foudroyait.
    Il pratiqua sans merci cette recherche de l’absolu. Peu lui
importaient les armes, comme Don Quichotte, il lui fallait combattre, exercer
sa vengeance contre un monde qu’il voulait maîtriser.
    « Une bonne peinture, disait-il, devrait être hérissée
de lames de rasoir. »
    Lui, ce petit homme d’un mètre soixante à peine, était « Yo
Picasso ». Comme le torero étincelant sur le sable de l’arène, sa seule
angoisse était la mort. Son épée : un pinceau. Sa muleta : la toile
vierge.
    Ni mon père, ni ma mère, ni Pablito, ni moi ne pouvions
comprendre l’isolement dans lequel se débattait ce matador. Personne n’avait
accès à sa corrida. À son éternelle croisade.
    Qui étions-nous pour prétendre violer l’arène dans laquelle
il combattait ? Quelle impudence de vouloir demander à cet homme tout ce
qu’il avait renié pour se consacrer à son art : l’argent, la famille, la
tendresse, les égards. Ces mille futilités qui font le quotidien des familles
traditionnelles.
    Comment lui en vouloir de ne pas avoir vu les enfants que
nous étions, Pablito et moi. L’enfance comme le reste devait impérativement
être sa création.
    « À huit ans, j’étais Raphaël, disait-il. Il m’a fallu
toute une vie pour peindre comme un enfant. »
    Nous étions des rivaux.
    Rien dans la gamme des sentiments habituels n’avait prise
sur lui. Il aimait l’argent pour acheter des maisons dans lesquelles il
peignait. Il les revendait dès qu’elles ne suffisaient plus à contenir ses
nouvelles œuvres. Il n’aimait pas se mettre à table. C’était du temps volé à sa
création. Il méprisait toutes les vanités qu’apporte la fortune. Dans ses
vêtements fatigués, il aurait pu passer pour un clochard. Il ne faisait aucun
cas de la cour qui se pressait pour venir voir le maître. Sa « mare aux
grenouilles » comme il les appelait.
    À la fin de sa vie, pour rester seul et créer avec ses
dernières forces, il avait rejeté tout le monde.
    Nous en faisions partie.
     
    Mon analyse m’a permis aujourd’hui de découvrir un
grand-père que je ne connaissais pas. J’attendais qu’il soulève la grille
derrière laquelle il s’était réfugié. Peut-être l’a-t-il souhaité. Je ne le
saurai jamais. Peut-être qu’au moment où il aurait pu le faire, la grille était
trop lourde et lui trop fatigué.
    Finalement, de Picasso ou de moi, lequel était le plus
égoïste ?
    Muré à Notre-Dame-de-Vie , il est mort seul, comme il
avait vécu. Seul, comme il l’avait souhaité.
    Il avait eu cette phrase cruelle :
    « Quand je mourrai, ce sera un naufrage, et quand un
grand navire sombre bien des gens alentour sont aspirés par le tourbillon. »
    C’est vrai, beaucoup ont été aspirés par le tourbillon :
    Pablito, mon frère inséparable, mort le jour même où notre
grand-père était mis en terre à Vauvenargues.
    Mon père, le fragile géant, mort deux ans plus tard, désespérément
orphelin.
    Marie-Thérèse Walter, la
Vom Netzwerk:

Weitere Kostenlose Bücher