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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres
Autoren: Jean Rouaud
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malheur. « Alors, à
tout à l’heure, Joseph, et fais bien attention à toi. » Joseph tapote du
plat de la main la pièce de charpente qu’ils viennent de restaurer :
« Ne vous inquiétez pas, monsieur Christophe, c’est du solide. »
    Les pas du menuisier se sont à peine estompés dans
l’escalier qu’une rumeur grondante, comme une ébauche d’orage, pointe dans le
lointain, grandit, enfle démesurément jusqu’à envahir tout l’espace, recouvrant
bientôt la ville d’un dôme de tonnerre, ronronnement puissant, assourdissant,
mécanique, qui pousse le grand jeune homme à se hisser par une lucarne sur le
toit, s’allongeant à même les ardoises, visage tourné vers le ciel, aux
premières loges pour saluer le beau geste des libérateurs tout là-haut dans un
bain bleu pâle d’empyrée, bien à l’abri des représailles des batteries
antiaériennes, à quoi l’on reconnaît la désinvolture des Américains, quand les
pilotes anglais, parfaitement élégants, prennent tous les risques, lâchant
leurs bombes en piqué pour gagner en précision et ne pas se tromper de cible,
et les bombardiers sont si nombreux qu’ils assombrissent le soleil déclinant de
cette fin d’été, nuage noir ajouré, mouvant, soudain relié à la terre par une
curieuse échelle de Jacob, des échelons fous démontés qui s’affalent des soutes
ouvertes en sifflant, percutant le sol dans un fracas formidable du côté du
Rond-point de Vannes, la chaîne explosive progressant vers la place Bretagne,
soulevant sur son tracé des colonnes de flammes noires qui se boursouflent
au-dessus des toits perforés comme des coffres de pacotille, atteignant
maintenant la place du Pont-Sauvetout, si proche que le souffle d’une
déflagration projette l’observateur monte-en-l’air contre la souche d’une
cheminée qui en perd ses mitres, mais le retient de basculer dans le vide, et
c’est tuméfié, l’épaule à demi déboîtée, que l’imprudent regagne précipitamment
les combles, se recroquevillant dans la cage d’escalier, les mains en conques
sur les oreilles, n’ayant plus que ce pauvre geste à opposer à l’effrayant
vacarme, et il a beau fermer les yeux, s’abîmer dans la contemplation de ce
noir rétinien piqueté d’étoiles, il ressent dans son corps les trépidations du
sol et des murs à chaque détonation, s’accrochant à cette drôle d’idée qu’il ne
peut mourir sous un faux nom, hésitant tout ce temps à rejoindre cet abri que
lui a signalé le charpentier, sous le café Molière, à deux pas du Katorza, mais
il est trop tard désormais, le labourage tragique éventre à présent la place
Graslin, semailles meurtrières qui surprennent les passants incrédules comme
ces villageois que les cris répétés du petit Pierre ne parviennent plus à
convaincre de la peur du loup, l’alerte jusqu’alors ce n’était qu’un prétexte
commode pour quitter le bureau, le magasin ou l’usine, et pour flâner jusqu’aux
abris, ceux-là courant éperdus dans tous les sens, emportant dans leurs bras
des enfants au visage défiguré par la frayeur, tirant les plus âgés par la main
qui traînent à leur tour un jouet, un ours en peluche, déviant leurs
trajectoires au hasard des bombes et des éboulements, projetés à terre par une
onde de choc, se relevant, repartant à courir, remettant à plus tard de
s’inquiéter du filet de sang qui coule d’une tempe, et de tous côtés des
appels, des recommandations à ne pas se séparer, des noms d’abri hurlés par des
hommes responsables, les explosions se succèdent, des milliers de bombes sur
Nantes cet après-midi-là, auxquelles se mêlent les torchères surgissant des
saignées des trottoirs, tuyaux de gaz sectionnés transformés en lance-flammes,
comme si l’enfer souterrain joignait ses forces maléfiques à la fureur céleste,
et la chaleur du brasier est telle près de la pharmacie de Paris, embrasée sur
cinq étages, que les plats d’argent d’une bijouterie voisine se liquéfient en
une sauce de mercure, des immeubles pulvérisés ouvrent des béances dans
l’alignement des façades, des pans de mur vacillent lentement et s’effondrent
en une avalanche de pierres qui comblent les rues, redessinant le plan de la
ville et composant avec les rails de tramways arrachés, avec les poutres, les
carcasses de voitures et le mobilier dépecé, de dérisoires barricades face à
l’insurrection du ciel, les bâtiments s’ouvrent comme des
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