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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres
Autoren: Jean Rouaud
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transparaître, sauf cette fois où, de retour
après plusieurs jours d’absence, la fermière qui balayait dans la cour le vit
descendre en catastrophe de son vélo, filer dans sa chambre et entreprendre
aussitôt de brûler des papiers dans la cheminée, éparpillant ensuite les
morceaux calcinés au-dessus du tas de compost, et, comme on approchait de midi,
ses seuls mots furent pour décliner le déjeuner sous prétexte qu’il n’avait pas
faim, avant de se retirer. Un peu plus tard, la fermière, inquiète de son
silence, frappe à sa porte pour lui proposer un semblant de café, c’est-à-dire
un infâme jus d’orge grillée, et, n’obtenant pas de réponse, s’autorise à pénétrer
dans sa chambre, qui est celle de son fils prisonnier en Allemagne, la trouve
vide, la fenêtre grande ouverte sur l’été bourdonnant et la masse verte des
arbres, ne s’en étonne qu’à moitié car elle sait qu’il a l’habitude d’enjamber
l’allège afin de ne pas déranger quand il rentre de ses expéditions nocturnes,
et elle l’aperçoit en lisière de forêt, assis au pied d’un arbre, prostré, la
tête dans ses bras repliés, une cigarette se consumant entre les doigts.
    Il s’en était fallu d’un rien, d’un coup de pédale pas assez
énergique, d’un détour trop long, d’une hésitation dans la recherche du lieu de
rendez-vous, mais sans ce retard salvateur il serait aux côtés de son camarade
Michel Christophe, arrêté presque sous ses yeux, poussé violemment dans une voiture,
conduit à Nantes, torturé au siège de la Kommandantur, emprisonné puis déporté
à Buchenwald d’où il revint à la fin de la guerre, maigre, tellement maigre
avec cette fine enveloppe de peau épousant son crâne et ses os, que sa mère qui
l’accueillit sur le quai de la gare hésita à refermer ses bras autour des
pauvres formes de son fils de peur de le réduire en poussière, comme ces momies
manipulées sans précaution à l’ouverture d’une sépulture ancienne, lui
disant : « C’est bien toi », non pour s’assurer qu’il s’agissait
bien de lui – mutilé, défiguré, comment n’eût-elle pas reconnu cette part
d’elle-même ? – mais comme on s’étonne de la métamorphose d’un
proche : c’est bien toi, qu’on n’imaginait pas capable d’un tel prodige,
c’est bien toi, cet équilibriste sur le fil de la mort. Et pendant des jours
l’alimentant comme un enfant de bouillies et de viande hachée, respectant son
silence, et lui, à mesure qu’il reprenait des forces, que son regard paraissait
moins lointain, commençant à raconter les affres du corps : la faim, les
poux, la vermine, la dysenterie, le froid, la fièvre, mais comment faire
entendre cette faim-là à ceux qui évoquent en retour leurs privations, ces
démangeaisons-là à se gratter jusqu’au sang et à la folie à ceux qui se plaignent
que le savon était une denrée rare et ne moussait jamais, ce froid-là à ceux
qui grelottèrent quatre hivers, cette fièvre-là à ceux qui empilaient sur eux
couvertures et édredons, alors gardant le reste pour lui, ne confiant que bien
plus tard à son camarade Joseph ce qui tourmentait ses jours et ses nuits
depuis son retour et dont il avait été le témoin : cinq cents petits
Gitans, entre cinq et douze ans, exécutés à la seringue, un à un, que l’on
immobilisait sur une table pendant qu’un pseudo-chirurgien, liftier dans le
civil, leur enfonçait une longue aiguille dans le cœur, y instillant un poison
jaunâtre à l’effet foudroyant. Et son camarade, se rappelant sa lenteur à
bicyclette et le hasard bienheureux qui lui avait valu de ne pas partager le
même sort, se retenant de lui demander s’il avait fait partie de ceux qui
maintenaient de force les petits martyrs.

 
    Souvent le dimanche, à l’invitation d’Alphonse, il passait
une partie de la journée chez les Burgaud où l’on tenait table d’hôte. C’était
l’honneur du tailleur de se montrer ouvert et accueillant. Cette curiosité
d’esprit lui avait valu de gagner l’amitié d’un théologien et d’un père
dominicain, amitié à travers laquelle ressortait le questionnement d’une âme
inquiète, et de conserver celle des compagnons de ses années parisiennes, alors
que, jeunes gens pauvres de province, ils couraient la ville-lumière pour
assurer la claque en échange d’une place de concert. Deux de ceux-là, un
polytechnicien et un journaliste qui avaient fait depuis leur
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