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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres
Autoren: Jean Rouaud
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chemin, continuaient
de rendre visite à leur modeste ami, et plus souvent encore maintenant que dans
Paris occupé la vie était devenue vraiment difficile. Tout ce monde et d’autres
– notamment un étudiant chinois dont on se demande comment il avait échoué là –
se rencontraient dans la grande maison de Riancé. Les conversations allaient
bon train auxquelles le grand jeune homme se mêlait du bout des lèvres depuis
qu’Alphonse, sans le nommer, l’avait mis en garde : le comte de la Brègne
avait confié au tailleur son étonnement devant la découverte à la ferme, sur un
coin du buffet, d’un exemplaire du « Louis Lambert » de Balzac dont
il doutait qu’il fût le livre de chevet de ses fermiers. Cet incident avait
permis au théologien de pointer les ouvrages à l’index de la bibliothèque du
salon, s’en prenant même aux auteurs bien-pensants de la bourgeoisie,
déclarant, péremptoire : « Tout Bordeaux n’est pas à lire » – ce
qui avait fait frémir, car, si Henry Bordeaux, ardent célébrant de l’ordre
moral, de la foi et de la famille, rejoignait l’enfer de la littérature, il ne
restait plus guère que l’« Imitation de Jésus-Christ ».
L’avertissement était lourd de menace pour la vie future du maître des lieux,
mais celui-ci se consolait en dégustant, voluptueusement renversé dans un large
fauteuil en cuir patiné, les havanes que lui rapportait son ami journaliste,
directeur fondateur de « La Revue des tabacs ». Car Alphonse Burgaud
était ainsi fait qu’il balançait entre sacré et profane, capable de faire
retraite une semaine chez les moines de l’abbaye de la Melleraye, partageant
leur maigre repas, assistant aux offices, et de fuguer plusieurs jours sans
qu’on sût jamais où ni avec qui – ce qui était sans doute moins avouable. Mais
dans les deux cas le résultat revenait à peu près au même : il s’agissait
toujours de fuir la maison.
    Le musicien réconciliait le pénitent et le repenti. Premier
prix de violon du conservatoire de Nantes, il avait même, à celui de Paris,
suivi des cours d’harmonie et de contrepoint, si bien que la musique occupait
une grande place chez les Burgaud. L’un apportait sa flûte, un autre son alto,
un troisième son violoncelle, Alphonse indifféremment se mettait au piano ou
prenait son violon, et la soirée se prolongeait aux accents de cet orchestre de
chambre improvisé dont les notes, l’été, par la fenêtre ouverte, accompagnaient
le sommeil des nuits de Riancé.
    Claire Burgaud goûtait modérément ces réunions. Outre
qu’elle y voyait encore pour son mari un moyen de s’exiler, elle avouait, en
réaction peut-être, que la musique lui cassait les oreilles. Et pour bien se
faire comprendre, ce jour où Marthe accouchait de son troisième enfant, irritée
qu’on se livrât à une activité aussi futile pendant que sa fille vivait les
douleurs de la parturition, elle avait fait irruption dans le salon, arraché la
flûte des lèvres d’un représentant en lingerie qu’Alphonse allait chercher tout
exprès à la gare d’Ancenis et, comme on procède avec une branche, l’avait
brisée sur son genou, rendant les deux morceaux au malheureux musicien en disant :
« C’est un garçon ». Ces emportements étaient légendaires. Elle se
vantait d’avoir usé deux voiles le jour de son mariage, ayant arraché le
premier en le coinçant dans une porte qu’elle venait violemment de claquer. (A
sa décharge, l’événement n’était sans doute pas le plus heureux de sa vie,
cette union ayant été plus ou moins arrangée par les deux familles). Sa
brusquerie lui avait même valu de s’empaler la main sur une pique de bureau,
cette pointe métallique sur laquelle on enfile les factures comme Pascal ses
pensées, et qui, en même temps que la feuille, lui perfora la paume de part en
part, laissant à la femme pressée un stigmate brun comme une tache de
vieillesse avec laquelle, l’âge venant, il finit par se confondre. Il y avait
un fond d’amertume dans sa façon d’expédier tout à la va-vite, comme on se
débarrasse de corvées ennuyeuses. Même son aversion déclarée pour la musique
renvoyait en fait à une vocation contrariée : alors que, jeune fille, elle
s’entraînait de longues heures au clavier, son père, excédé de ne la voir
occupée à rien d’autre, avait débité son piano à queue à la hache. La petite
table teintée acajou dans le coin du salon, c’était
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