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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres
Autoren: Jean Rouaud
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    En milieu d’après-midi il avait grimpé sur le toit en tôle
de la remise, sous laquelle sèche le linge, pour tailler les branches du
prunier qu’une tempête d’hiver avait emmêlées aux fils téléphoniques. C’était
prudent. Un prochain coup de vent risquait de tout arracher, nous coupant
provisoirement du monde extérieur. Non que Random occupât une vallée perdue à
l’écart de la civilisation, mais nous devions à notre téléphone d’appartenir à
une sorte de caste, d’aristocratie locale. Les gens de la campagne, qui n’en
étaient pas encore dotés et hésitaient à confier le nom de leur correspondant à
l’opératrice, avaient pris l’habitude de venir appeler de chez nous plutôt que
de la poste, nous expliquant à demi-mot que nous n’irions pas rapporter, en les
déformant, les bribes de conversations que nous ne chercherions pas à entendre.
On prenait d’autant plus de soin à bien refermer la porte du bureau et à se
boucher les oreilles pour ne pas ressembler à la demoiselle des PTT. Du coup,
diminués par cette confiance qui nous honorait, on n’osait rien demander pour
la communication. Mais nous tenions à ce privilège.
    A la mauvaise saison, le vent de l’Atlantique ne se
contentait pas seulement d’arracher les fils téléphoniques. Par la même
occasion il nous privait aussi d’électricité. Selon l’ampleur des dégâts, il
nous fallait attendre plus ou moins longtemps, des heures parfois, avant le
retour du courant. Le temps de rafistoler un câble, de redresser un pylône, de
réparer un transformateur. Le soir, quand brutalement la maison sombrait dans
l’obscurité, on s’assurait d’abord qu’il ne s’agissait pas seulement de notre
compteur. Il nous suffisait d’entrebâiller la porte du magasin et de jeter un
coup d’œil par la grande baie vitrée de la devanture où un lampadaire, fixé sur
la façade à hauteur du toit, découpait dans la pénombre un cône de lumière
tamisée. Si la panne touchait tout le secteur, on débouchait alors sur un trou
noir. Le bourg, envahi par une nuit sans faille, laissait tout juste deviner la
silhouette massive des hautes maisons ceinturant la place, et celle plus
imposante de l’église. Cette apparence de ville fantôme, ce côté Londres
pendant le blitz, on se surprenait à frémir. On se rappelait les récits des
bombardements sur Nantes pendant la seconde guerre, quand on imposait à la
population, tous feux éteints, de faire le mort.
    De temps à autre, émergeant du haut de la place, une voiture
prenait dans ses phares les torches secouées par la bourrasque des trois
peupliers d’Italie, disposés en triangle autour de la pompe municipale, avant
d’entamer une rapide descente, d’éclairer une fraction de seconde la bouteille
de Saint-Raphaël peinte au pignon du café-tabac, et de disparaître dans le
virage en replongeant le bourg dans un silence obscur. Le plus vaillant était
le cycliste solitaire qui gravissait la côte face au vent, dodelinant,
zigzaguant, le faisceau fluet de son ampoule balayant la route devant lui,
dégageant un coin de lumière dans cet espace d’encre, le feu rouge sur le
garde-boue arrière continuant longtemps à escalader la pente, s’arrêtant,
s’inclinant légèrement, et repartant du pas du piéton qui pousse sa bicyclette,
les mains sur le guidon. Depuis peu, le catadioptre présentait une forme
rectangulaire sur les nouveaux modèles, ce qui nous permettait, même au milieu
des ténèbres, sur ce seul indice, de distinguer un nanti. A la mode d’ici,
s’entend, car ne s’offraient des bicyclettes neuves que ceux qui n’auraient
jamais d’auto, trop vieux, ou les femmes, encore peu nombreuses à se lancer
dans l’aventure du permis de conduire, trop moquées.
    Quelquefois aussi, perçant la nuit, on distinguait une
timide lueur à la fenêtre de la vieille Maryvonne, au-dessus de son épicerie.
Comme elle avait l’habitude de s’endormir en lisant, que « brûler du
courant » pendant son sommeil dérangeait son sens des économies, elle
avait inventé de s’éclairer avec des morceaux de bougie, qu’elle découpait de
manière que la mèche s’éteignît d’elle-même après un temps calculé sur sa
résistance à la lecture. Elle pouvait ainsi s’assoupir tranquille, les lunettes
sur le nez, bien calée dans ses oreillers, le livre échappé de ses mains. Il
lui arrivait même, à l’entendre, de le reprendre au petit jour au milieu
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