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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres
Autoren: Jean Rouaud
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paysan de réaliser une bonne affaire, car,
honnêtement, les mètres d’organdi, les dizaines d’heures passées à tirer
l’aiguille et s’esquinter la vue, les longues séances d’essayage à l’atelier
pour qu’en définitive la mariée ressemblât à un petit nuage floconneux, tout
cela valait plus qu’une chèvre naine.

 
    Dès qu’il entra dans le salon, en costume trois-pièces, tiré
à quatre épingles, petit, le cheveu court poivre et sel taillé en brosse, la
moustache chaplinesque, Alphonse Burgaud s’avança main tendue vers son visiteur
et le reconnut. Il y avait un peu plus de deux ans maintenant, le ciel était
gris comme il sied à un jour de Toussaint, et le tailleur accompagnait au
cimetière de Random sa fille Marthe qui venait se recueillir sur la tombe de
son premier-né, un éphémère petit Jean-Clair. Comme il remontait l’allée
latérale au bras de sa fille, il avait remarqué ce grand jeune homme à lunettes
qui soutenait son père effondré devant une sépulture fleurie. A l’abondance des
fleurs on devinait la proximité du drame et à l’accablement de cet homme
l’ampleur de son chagrin. Un an plus tard, dans ce même pèlerinage du souvenir,
le grand jeune homme était seul. Sa haute silhouette s’inclinait au-dessus de
la tombe des siens, comme s’il se préparait à s’y étendre. Emporté par la
puissance de son chagrin, le père effondré n’avait pas tardé à rejoindre son
épouse sous la dalle de granit gris, témoignant par son empressement d’une
troublante fidélité dont il semblait exclure celui qui avait été pourtant
l’incarnation de cet amour. Et celui-là, le fils abandonné, balançait à son
tour à la pensée de les retrouver, de reprendre entre père et mère la place
chaude de l’enfant prodige qu’il avait été – prodige de vie dans cette
succession de naissances avortées. C’est alors qu’Alphonse Burgaud avait
assisté à une sorte de sauvetage : une petite dame aux cheveux blancs,
toute vêtue de noir, trottinant la tête dans les épaules – sa tante, et la plus
formidable institutrice de Loire-Inférieure, aux dires de Marthe –, se portait
à la hauteur du jeune désespéré, le tirait par le manteau, l’arrachait à ce
pouvoir hypnotique de la pierre couchée et, après avoir emporté sa décision,
remontait en sa compagnie l’allée centrale du cimetière vers la sortie.
    Par une étrange imbrication du destin, c’est entre ses mains
maintenant que le grand jeune homme remettait son salut, comme si, traqué de
toutes parts, celui-ci ne savait trop comment s’y prendre avec cette vie qui
lui avait été si miraculeusement accordée. Sitôt sollicité par Etienne, invité
à entrer dans cette histoire dont il avait été le témoin fasciné, Alphonse
Burgaud s’était mis en quête d’une ferme où camoufler le réfractaire. Il
l’avait trouvée en lisière de forêt, sur les terres du comte de la Brègne, une
des plus anciennes familles de France, c’est-à-dire ni plus ou moins ancienne
qu’une autre mais en mesure d’établir au cours des siècles la permanence du
nom, ou du moins cette mémoire zigzaguante qui ramène à une origine d’autant
plus prestigieuse que lointaine, et qui faisait dire à une marquise d’Ancien
Régime, contestant les titres d’un général d’Empire, prince de ceci et duc de
cela : « Oui, mais vous, vous n’avez pas d’ancêtres », et le
général couvert de gloire et de blessures autant que le soudard des croisades
qui avait donné son nom à la lignée répliquant superbement : « Mais
madame, les ancêtres, c’est nous » – ce qui n’était pas non plus gentil
pour son père, lequel n’était peut-être qu’un simple cabaretier, statut que ne
reconnaît pas la prétention à l’ancienneté, sinon bien entendu chez les
cabaretiers eux-mêmes.
    Le tailleur de Riancé avait ses entrées au château. Il lui
suffisait d’apporter son savoir-faire et son nécessaire à couture, car, pour
les tissus, le comte faisait venir tout exprès d’Ecosse des coupons de shetland.
Ces façons impressionnaient beaucoup Alphonse Burgaud, qui avait gardé de ses
années d’apprentissage chez les couturiers parisiens le goût des étoffes
précieuses et des matières confortables et légères, comme ce manteau de
cachemire qu’en démonstration il soupesait du petit doigt. Tablant sur les
affinités britanniques du comte, sa première intention avait été de l’informer
que
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