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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres
Autoren: Jean Rouaud
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ses fermiers auraient peut-être à héberger prochainement un réfractaire au
STO. Mais, suite à quelques propos peu amènes à l’égard de ce général de
brigade qui parlait sur les ondes de la radio anglaise (lequel n’avait en fait
à ses yeux que le tort d’être un hobereau dont la particule n’impliquait aucun
titre de noblesse), Alphonse Burgaud avait préféré ne rien dire et garder son
secret pour lui.
    C’est ainsi que, quelques semaines plus tard, le comte eut
la surprise de croiser sur ses terres un curieux vacher, affublé d’une veste
étriquée et d’un pantalon de velours noir bien trop court pour sa haute taille,
se tordant les pieds dans ses sabots en accompagnant le troupeau, un livre
ouvert à la main gauche dont il interrompait de temps à autre la lecture pour
donner un petit coup de badine sur la croupe d’une vache flemmarde. Car le
jeune homme avait accepté l’offre généreuse des fermiers à la condition de
participer aux travaux de la ferme comme un simple valet. Il se levait à l’aube
pour la traite dont il disait qu’elle réclame un tour de main rien moins qu’évident
à attraper. Il ne suffit pas de malaxer les mamelles de la pauvre bête, de se
comporter comme un sonneur de cloches, pour que fuse le jet de lait sifflant,
crémeux, cinglant à gros bouillons la paroi métallique du seau et embuant d’une
vapeur tiède les lunettes du trayeur. Il s’était longuement appliqué à
maîtriser ce mouvement alternatif, main droite, main gauche, cette pression
calculée des doigts, le pouce et l’index en anneau autour des trayons
fonctionnant comme une valve et contrôlant la montée du lait avant de
l’exprimer. Cet apprentissage sous l’œil critique et amusé du maître fermier
n’avait pas été sans quelques désagréments. Car la manœuvre est risquée. Que
l’animal repère l’incompétent maladroit et il manifeste sa mauvaise humeur en
balançant une queue d’ordinaire assez peu propre à la tête de son tortionnaire,
à moins que d’un écart il ne l’expédie – et le seau avec – à la renverse dans
le fumier.
    La joue plaquée contre le flanc de l’animal, en équilibre
instable sur le tabouret à trépied trop bas pour sa taille, il peinait à caser
ses longues jambes de part et d’autre du ventre rebondi, de sorte que, dès
qu’il assura seul la traite, il inventa d’attacher les queues des vaches et de
s’emmitoufler la tête dans un sac en toile de jute, n’hésitant pas à adopter
des positions peu orthodoxes comme de s’asseoir en amazone pour prévenir le
coup de sabot d’une bête revêche dont son tibia avait gardé un souvenir bleuté.
    Des semailles de printemps aux labours d’automne il
accompagna le cycle complet des travaux agricoles, bina, faucha, moissonna, mit
le blé en gerbe, engrangea, sarcla, arracha, soigna particulièrement les
quelques plants de tabac à usage domestique, se mettant pour l’occasion à la
pipe qu’il n’aimait pas parce que la fumée refroidit dans le tuyau, mania la
fourche et la bêche, nettoya l’étable, brouetta la litière, fendit le bois,
maintint fermement le cochon que le fermier assommait, tourna presque de l’œil
à la vue du sang jaillissant, demandant juste une dispense pour l’entretien de l’écurie
et des deux lourds chevaux de trait après que l’un d’eux eut manqué de lui
sectionner un doigt alors qu’il tentait de lui placer le mors entre les
mâchoires (si bien que, des années plus tard, reliant cet épisode à la mémoire
de son père, il confia qu’il eût fait un piètre dragon), occupant le reste de
son temps à s’ennuyer, lire, bricoler, aménageant des étagères, réparant le
manchon d’une charrue, disparaissant parfois plusieurs jours d’affilée quand
les travaux ne rendaient pas sa présence indispensable, ou certains soirs
enfourchant sa bicyclette et annonçant qu’il serait de retour au petit matin
pour la traite, et de fait on le retrouvait à son poste, ayant à peine pris le
temps de se changer, comme si rien ne s’était passé, aucun signe dans son comportement
ne permettant d’informer ses hôtes sur ses agissements secrets, et d’ailleurs,
plutôt que de chercher midi à quatorze heures, n’était-il pas plus simple
d’imaginer là-dessous une histoire de fille, parce qu’après tout c’était de son
âge et que pour un jeune homme plein de vigueur cette vie de reclus n’était pas
une vie, mais lui ne laissait rien
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