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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie
Autoren: Jean Hatzfeld
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grilles, puis ils se sont précipités dans l’église et ils ont commencé à découper des gens avec des machettes et des lances. Ils portaient des feuilles de manioc dans les cheveux, ils criaient de toutes leurs forces, ils riaient à gorge chaude. Ils cognaient à bout de bras, ils coupaient sans choisir personne.
    Les gens qui ne coulaient pas de leur sang coulaient du sang des autres, c’était grand-chose. Alors, ils se sont mis à mourir sans plus protester. Il y avait un fort tapage et un fort silence en même temps. Au cœur de l’après-midi, les interahamwe ont brûlé des petits enfants devant la porte. Je les ai vus de mes yeux se tordre de brûlure tout vivants vraiment. Il y avait une forte odeur de viande, et de pétrole.
    Je n’avais plus de précisions sur ma grande sœur, j’étais déboussolé. Dans la fin d’après-midi, j’ai reçu un coup de marteau, je suis tombé, mais j’ai réussi à serpenter et à me dissimuler en compagnie de garçons derrière une grille. Quand les interahamwe ont fini de travailler pour la journée, des jeunes gens de chez nous, encore assez vaillants pour s’évader dans la brousse, m’ont emporté sur leur dos.
    Les interahamwe ont terminé la tuerie à l’église en deux jours ; et tout de suite ils sont sortis sur nos traces en forêt, avec des massues et des machettes. Ils fouillaient derrière les chiens pour rattraper les fuyards sous les branchages. C’est là que j’ai été pris. J’ai entendu un cri, j’ai vu une machette, j’ai reçu un choc sur la tête et je suis tombé dans un creux.
    D’abord je devais être mort, puis j’ai insisté pour vivre. Je ne me souviens pas comment. Une dame de passage, du prénom de Mathilde, m’a trouvé et m’a emporté dans une cachette sous des umunzenze. Les umunzenze sont des arbres géants. Tous les soirs, dans l’obscurité, elle venait m’apporter de l’eau et des aliments. Ma tête se pourrissait, je sentais les vers qui semblaient ronger près du cerveau. Je pensais que le mauvais sort m’avait été jeté. Mais la dame posait dessus des feuilles de médecines africaines. Cette dame de bon cœur était de Nyamata ; je ne la connaissais pas de nom, parce que moi j’étais de N’tarama, comme je vous l’ai précédemment signalé. Elle était simplement tutsie, l’épouse d’un administrateur hutu. Quand son mari a su qu’elle avait soigné un enfant tutsi, il l’a emmenée au bord de la mare de Rwaki-Birizi, à un bon kilomètre, m’a-t-on rapporté après, et il l’a tuée d’un seul coup de couteau. Plus tard, il s’est mis dans le cortège des fuyards du Congo, et personne ne l’a jamais plus croisé.
    Je ne me souviens plus comme il faut de la fin du génocide, à cause de ma coupure à la tête. Je n’avais plus de forces et guère plus de pensées, la maison familiale n’avait même plus de charpente. J’étais très abattu par la malaria, je ne portais plus qu’une culotte. Je n’avais plus personne avec qui aller, puisque tout le monde avait été tué, à l’église ou dans le marais. Alors, je suis retourné habiter à Nyamata chez ma tante Thérèse, qui cultive tout simplement.
    J’habite maintenant au milieu de ses enfants, et d’autres enfants non accompagnés comme moi. Pendant les conversations entre enfants, il arrive que quelqu’un parle du génocide, alors chacun se met à raconter ce qu’il a vu. Ça prend parfois un temps long. Parfois il y en a un qui veut changer un détail, mais d’habitude on se répète les mêmes souvenirs. Parler entre nous dégage de la douleur.
    Je suis retourné à l’école, en quatrième année du cycle primaire. Il y a des enfants hutus sur les bancs, je ne rencontre aucun problème avec eux. Parfois je joue un peu au ballon, mais ce sont surtout les garçons du Burundi qui amènent le ballon et chaussent les pantoufles pour taper dedans. Moi, j’aime bien bavarder avec un copain, j’aime bien aussi me promener. Je croise seulement une petite crainte si je vais seul chercher le bois de chauffage, loin des maisons, à cause des familles qui sont revenues du Congo. Quand vient mon tour de garder les chèvres de ma tante, je les emmène dans les broussailles en compagnie de ceux qui surveillent les vaches.
    Mais ce que j’aime le plus, c’est passer des morceaux de temps dans la cour de l’église. À l’endroit où j’ai échappé aux massacres. Tous les jours je viens là, c’est sur le chemin de l’école.
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