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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie
Autoren: Jean Hatzfeld
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directement de ses lèvres ; et la poursuite des assaillants reprend ; je me lève, je me mets à courir ; quand je reviens au marécage, je demande après ma maman aux gens, mais personne ne la connaît plus comme ma maman ; alors je me réveille.
    Le dernier jour du génocide, quand les libérateurs nous ont appelés au bord du marais, il y en a eu parmi nous qui refusaient de bouger de dessous des papyrus, sous prétexte que ce devait être une nouvelle ruse des interahamwe. Par après, le soir, on a été rassemblés sur le terrain de football de Nyamata ; les plus valides sont sortis fouiller dans les maisons en quête de vêtements présentables. Bien qu’on pouvait enfin manger salé, on ne montrait aucune gaieté, parce qu’on pensait à ceux qu’on avait laissés là-bas. On se sentait comme dans les marais, sauf que plus personne ne nous courait après. On ne risquait plus la mort, mais on était encore abattus par la vie.
    On a cherché un logis parce que les blessures des petites sœurs étaient infectées. Elles ont duré trois semaines chez les doctoresses avant qu’on puisse repartir vers notre parcelle natale. La maison était détruite. Dans la brousse, nous avons rencontré Chantal Mukashema et son petit cousin Jean-de-Dieu Murengerani, autrement dit Walli. Nous nous sommes rassemblés dans la maison d’un oncle, qui avait été pillée, sans toit, sans lit, sans même un morceau de tissu. Notre vie a recommencé là.
    Maintenant, nous grattons la terre de la parcelle. Nous préparons le manger, en riant quand nous pouvons, pour rapprocher les enfants de la gaieté. Mais nous ne célébrons plus les anniversaires, parce que ça nous peine de trop, et que ça coûte trop d’argent. On ne se dispute jamais, même pas une seule fois par hasard, parce qu’on ne trouve ni comment ni pourquoi. Parfois on se chante des chansons d’école. Les deux petites filles sont retournées en classe. Jean-de-Dieu, lui, il est trop pensif depuis qu’il a reçu un coup de machette sur la tête. Il aime rester assis, sans compter les heures, le menton dans sa main. Un jour, Chantal est partie se marier avec un prénommé François, mais on continue à se rendre visite. Moi, je ne vois pas mon mariage, à cause des petites sœurs et d’autres empêchements. Je rencontre trop d’hésitations autour de moi. En vérité, je ne me sens pas très à l’aise avec la vie. Je n’arrive plus à réfléchir au-delà du présent.
    L’année dernière, la maison de l’oncle était en voie de se détruire. On nous a déménagés à Kanazi, dans cette maison durable, en briques et tôle ondulée, avec une table, des sièges et des lits à tiroirs. Là, mes mauvaises pensées se sont moins condensées. Le lundi, mardi, jeudi, je fais la cultivatrice sur nos parcelles ou sur celles des avoisinants, qui me fournissent des aliments ou des petits sous. Le mercredi et le samedi, je vais au marché de Nyamata, coudre sur une machine Butterfly. Une fille, Angélique, m’a fait une place à son côté. Je couds des petites commandes de rapiéçage pour les gens de passage, je me débrouille avec ça. Je regrette de ne pas pouvoir apprendre à fond le métier de couture, afin de quitter le labeur de parcelle.
    Les enfants ont vidé beaucoup de misère de leur esprit, ils ont toutefois gardé des cicatrices et des maux de tête et des maux de pensées. Quand ils souffrent de trop, on prend le temps de bien évoquer ces jours malheureux. Les deux filles parlent le plus, parce qu’elles ont tout vu à propos de maman. Elles racontent souvent la même scène et elles oublient le reste.
    Notre mémoire se modifie avec le temps. On oublie des circonstances, on confond les dates, on mélange les attaques, on se trompe sur les noms, on se désaccorde même sur comment est mort celui-là ou celle-là et d’autres connaissances. Toutefois on se souvient de tous les moments terribles que l’on a vécus personnellement, comme s’ils s’étaient déroulés l’année dernière. Avec le temps, on garde des listes de souvenirs très précis ; on se les raconte quand ça ne va pas ; ils deviennent de plus en plus véridiques, mais on ne sait presque plus les ordonner dans le bon sens.
    Quand je me retrouve seule au champ, j’ai tendance parfois à revoir ça avec trop de chagrin. Alors je pose la houe et je vais chez des avoisinants pour bavarder. On chante, on se partage un jus et ça me fait du bien. Le dimanche je vais à
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