Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie
Autoren: Jean Hatzfeld
Vom Netzwerk:
a abandonné ses études après le génocide. Elle habite une maison de briques impeccablement entretenue, avec deux petites sœurs et deux enfants orphelins dont elle a la charge, qu’elle nourrit, habille et envoie à l’école. Elle n’avait jamais parlé avec un étranger auparavant, mais dès la première rencontre elle accepte sans hésitation de se raconter. À l’évocation, répétée et douloureuse, de la mort de sa mère, elle montre un étonnant courage à poursuivre.



Jeannette Ayinkamiye, 17 ans, cultivatrice et couturière Colline de Kinyinya (Maranyundo)
    Je suis née parmi sept frères et deux sœurs. Papa a été coupé le premier jour mais on n’a jamais su où. Mes frères ont été tués peu après. Avec maman et les petites sœurs, nous sommes parvenues à nous enfuir dans les marais. Nous avons duré un mois sous les branchages de papyrus, sans presque plus voir ni entendre rien du monde.
    Le jour, on était allongées en compagnie des serpents et des moustiques dans la boue, pour se protéger des attaques des interahamwe. La nuit, on errait entre les maisons abandonnées pour trouver de quoi manger sur les parcelles. Puisqu’on se nourrissait de ce qu’on trouvait, on rencontrait beaucoup de cas de diarrhées ; mais, heureusement, les maladies ordinaires, la malaria ou les fièvres des pluies, semblaient vouloir nous épargner pour cette fois. Nous ne savions plus rien de l’existence, sauf que tous les Tutsis étaient massacrés dans les communes et que nous devions tous mourir prochainement.
    On avait l’habitude de se cacher en petites assemblées. Un jour, les interahamwe ont déniché maman sous les papyrus. Elle s’est levée, elle leur a proposé de l’argent pour être tuée d’un seul coup de machette. Ils l’ont déshabillée pour prendre l’argent noué à son pagne. Ils lui ont coupé d’abord les deux bras, et ensuite les deux jambes. Maman murmurait : « Sainte Cécile, Sainte Cécile », mais elle ne suppliait pas.
    Cette pensée me rend triste. Mais ça m’attriste pareillement de m’en souvenir à voix haute ou à voix silencieuse, c’est pourquoi ça ne me gêne pas de vous la raconter.
    Mes deux petites sœurs ont tout vu parce qu’elles étaient allongées à ses côtés, elles aussi ont été frappées. Vanessa a été blessée aux chevilles, Marie-Claire à la tête. Les tueurs ne les ont pas complètement découpées. Peut-être parce qu’ils étaient pressés, peut-être l’ont-ils fait exprès, comme pour maman. Moi, j’ai seulement entendu les bruits et les cris, parce que j’étais dissimulée dans un trou un peu plus loin. Quand les interahamwe sont partis, je suis sortie et j’ai fait goûter de l’eau à maman.
    Le premier soir elle pouvait parler. Elle m’a dit : « Jeannette, je pars sans espoir parce que je pense que vous allez me suivre. » Elle souffrait beaucoup à cause des coupures, mais elle répétait que nous allions tous mourir et ça l’emplissait encore plus de chagrin. Je n’ai pas eu la hardiesse de passer la nuit avec elle. Il fallait d’abord s’occuper des petites sœurs, qui étaient très blessées mais pas mourantes. Le jour suivant, ce n’était pas possible non plus de rester avec elle, parce qu’on était contraintes de se cacher. C’était la règle dans le marais : quand quelqu’un était gravement coupé, on était obligés de l’abandonner par manque de sécurité.
    Maman est restée gisante trois jours avant de finalement mourir. Le deuxième jour, elle pouvait seulement chuchoter : « Au revoir les enfants », et demander de l’eau, mais elle n’arrivait toujours pas à partir. Je ne pouvais pas rester longuement près d’elle à cause des attaques des interahamwe. Je voyais que pour elle c’était fini. Je comprenais aussi que pour certaines personnes, qui étaient abandonnées de tout, pour qui la souffrance devenait la dernière compagnie, la mort devait être quand même un trop long travail, et très inutile. Le troisième jour, elle ne pouvait plus avaler, seulement gémir à petits mots et regarder. Elle n’a plus jamais fermé ses yeux. Elle s’appelait Agnès Nyirabuguzi. En kinyarwanda, Nyirabuguzi signifie : « Celle qui est féconde ».
    Souvent, aujourd’hui, je rêve d’elle dans une scène précise au milieu du marécage : je regarde le visage de maman, j’écoute ses mots, je lui donne à boire mais l’eau ne peut plus couler dans sa gorge et dérape
Vom Netzwerk:

Weitere Kostenlose Bücher