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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie
Autoren: Jean Hatzfeld
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Le samedi et les vacances, je viens aussi. Des fois je pousse les chèvres de ma tante, des fois j’amène un copain avec une balle, ou je m’assieds seul. Tous les jours, je regarde les trous dans les murs. Je vais vers les casiers, je regarde les crânes, les ossements qui étaient ceux de tous ces gens tués autour de moi.
    Au commencement, j’éprouvais une tendance à pleurer en voyant les crânes sans noms et sans yeux qui me regardaient. Mais peu à peu on s’est habitué. Je reste assis de longs moments, et ma pensée s’en va en compagnie de tous ceux-là. Je m’efforce de ne pas penser à des visages personnels quand je regarde les crânes, car si je me hasarde à songer à une connaissance la peur me rattrape. Je voyage simplement en souvenir entre tous ces morts qui étaient éparpillés et qui n’ont pas été enterrés. La vision et l’odeur de ces ossements me causent du mal et, à la fois, elles soulagent mes pensées. Elles me troublent la tête de toute façon.
    À l’école, on n’a pas le temps de parler gravement de tout ça. J’entends aussi un grand nombre de gens qui m’encouragent à délaisser mes souvenirs, comme des choses malfaisantes. Raison pour laquelle je reviens à l’église. J’aime bien ce calme. J’aime bien échanger de longues phrases après l’école avec le gardien du Mémorial. Il s’appelle Épimaque Rwema. Il me raconte comment Nyamata était une bonne ville avant le génocide avec beaucoup de commerces, une équipe de foot très résistante et des voitures dans la rue, comment la vie semblait calme et seulement difficile pendant les sécheresses. Comment les gens se sont abaissés dans la boue pendant le génocide ; pourquoi des avoisinants ne veulent plus s’échanger des paroles qui favorisent la pitié. Il m’explique pourquoi un nombre de gens sont démolis malgré la délivrance. Il me parle aussi des étrangers de bonne foi qui viennent dorénavant visiter les ossements du Mémorial, même de ceux qui oublient de donner des petits cadeaux.
     
    *
     
    Moi, j’entends qu’il y avait des tueries partout dans le Bugesera et dans le pays ; mais celles de Nyamata étaient un peu plus étourdissantes parce que les malfaiteurs hachaient les femmes et les enfants jusque sous la croix. C’est pour ça que les autorités nous ont donné la permission de construire un mémorial.
    Dans l’église, j’avais bien reconnu un seul avoisinant qui cognait. Il était de N’tarama, il cognait comme s’il ne pouvait plus s’arrêter. Il était plus qu’essoufflé. Il était sans chemise, la transpiration lui dégoulinait de partout même s’il faisait ce travail de massue bien à l’ombre du toit. Souvent, près du marché, je croise sa famille qui est revenue sur sa parcelle et ça me met mal à l’aise. Je sais qu’il est enfermé dans la prison de Rilima. Je pense qu’il ne peut plus vivre ; parce que celui qui a trop cogné de son gourdin, il ne pense plus qu’à ceux qu’il a tués, et comment il les a tués, et il ne va jamais plus perdre l’appétit de tuer. À l’église, j’ai vu que la férocité peut remplacer la gentillesse dans le cœur d’un homme, plus vite que la pluie d’orage. C’est une pénible inquiétude qui m’égare maintenant.
    Je crois que jamais les Blancs, ni même les Noirs des pays avoisinants, ne vont croire de fond en comble ce qui s’est passé chez nous. Ils accepteront des morceaux de vérité, ils négligeront le reste. Même entre nous, on s’étonne d’entendre les tueries comme elles sont racontées par des copains là où on était pas, parce que la vérité vraie sur les tueries de Tutsis, elle nous dépasse tous pareillement. Raison pour laquelle, quand je pense à ceux qui ont coupé papa et maman, et toute ma famille, je voudrais qu’ils soient fusillés, afin d’éloigner mes pensées de leur triste destin.
    Moi, je pense que les interahamwe ne peuvent pas présenter une seule explication valable sur pourquoi ils détestent les Tutsis ; ils ne savent que répéter menaces ou accusations. Soi-disant, ils ont peur de quelque chose caché dans la nature des Tutsis, un péril qui s’est déguisé. La vérité, c’est qu’ils guettent trop les richesses des Tutsis, ils ont peur de manquer un jour de parcelles, ils ont peur de devenir leurs misérables. Même si les Tutsis sont plus pauvres qu’eux, les Hutus veulent creuser dans leurs maisons pour leur prendre leurs riens du tout. Ils se sont
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