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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce
Autoren: Simone de Beauvoir
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» Parfums, fourrures, lingeries, bijoux : luxueuse arrogance d'un monde où la mort n'a pas sa place ; mais elle était tapie derrière cette façade, dans le secret grisâtre des cliniques, des hôpitaux, des chambres closes. Et je ne connaissais plus d'autre vérité.
    Le jeudi, comme chaque jour, le visage de maman m'a consternée : un peu plus creusé et tourmenté que la veille. Mais elle voyait. Elle m'a examinée : « Je te regarde. Tes cheveux sont tout bruns. — Mais oui : tu le sais bien. — C'est que toi et ta sœur vous aviez toutes les deux une grande mèche blanche. C'était pour que je m'accroche, pour ne pas tomber. » Elle a remué ses doigts : « Us dégonflent, n'est-ce pas ? » Elle a dormi. En ouvrant les yeux, elle m'a dit : « Quand je vois une grande manchette blanche, alors je sais que je vais me réveiller. Quand je m'endors, je m'endors dans des jupons. » Quels souvenirs, quels fantasmes l'envahissaient ? Elle avait toujours vécu tournée vers le monde extérieur et je m'émouvais de la voir perdue soudain en elle-même. Elle n'aimait plus qu'on l'en éloignât. Une amie, mademoiselle Vauthier, lui raconta ce jour-là, avec trop d'animation, une histoire de femme de ménage. Je l'ai vite emmenée, car maman fermait les yeux. Quand je suis revenue, elle m'a dit : « Il ne faut pas parler de ses histoires aux malades, ça ne les intéresse pas. »
    J'ai passé celte nuit-là près d'elle. Autant que la douleur elle craignait les cauchemars. Quand le docteur N. est venu, elle a réclamé : « Qu'on me pique, autant qu'il faut », et elle imitait le geste de l'infirmière qui lance l'aiguille. « Ah ! ah ! vous allez devenir une vraie droguée ! » a dit N., et sur un ton badin : « Je pourrai vous fournir de la morphine à des prix très avantageux. » Son visage s'est fermé, et il m'a jeté d'une voix dure : « Il y a deux points sur lesquels un médecin qui se respecte ne transige pas : la drogue et l'avortement. » Le vendredi s'est écoulé sans histoire. Le samedi, maman a dormi tout le temps : « C'est bien, lui a dit Poupette. Tu t'es reposée. » Maman a soupiré : « Aujourd'hui, je n'ai pas vécu. »
    Dur travail, de mourir, quand on aime si fort la vie. « Elle peut tenir deux ou trois mois », nous ont dit les médecins, ce soir-là.
    Alors, il fallait nous organiser, habituer maman à passer quelques heures sans nous. Son mari étant arrivé à Paris la veille, ma sœur décida de laisser maman seule cette nuit avec mademoiselle Cournot. Elle viendrait dans la matinée ; Marthe vers deux heures et demie ; moi à cinq heures.
    A cinq heures j'ai poussé la porte. Le store était baissé, il faisait presque noir. Marthe tenait la main de maman, écroulée sur le côté droit, l'air fourbue, pitoyable : les escarres de sa fesse gauche étaient à vif ; ainsi couchée, elle souffrait moins, mais l'inconfort de sa position la brisait. Elle avait attendu la visite de Poupette et de Lionel jusqu'à onze heures, dans l'angoisse, parce qu'on avait oublié d'épingler à son drap le cordon de la sonnette : le bouton était hors de sa portée, elle n'avait aucun moyen d'appeler. Son amie, madame Tardieu, avait passé la voir, mais maman avait tout de même dit à ma sœur : « Tu me laisses livrée aux bêtes ! » (Elle détestait les infirmières du dimanche.) Et puis elle avait reconquis assez d'entrain pour taquiner Lionel : « Vous espériez être débarrassé de la belle-mère ? Eh bien ! ce n'est pas encore pour cette fois. » Restée seule pendant une heure, après son déjeuner, l'angoisse l'avait ressaisie. Elle me dit d'une voix fébrile : « Il ne faut pas me laisser seule, je suis encore trop faible. Il ne faut pas me laisser livrée aux bêtes ! — On ne te laissera plus. »
    Marthe est partie, maman s'est endormie et réveillée en sursaut : elle avait mal à la fesse droite. Madame Gontrand a changé son installation. Elle a continué à se plaindre. J'ai voulu de nouveau sonner : « Inutile. Ça sera encore madame Gontrand. Elle ne sait pas. » Les douleurs de maman n'avaient rien d'imaginaire, les causes en étaient organiques et précises. Pourtant, au-dessous d'un certain seuil, les gestes de mademoiselle Parent ou de mademoiselle Martin les calmaient ; identiques, ceux de madame Gontrand ne la soulageaient pas. Elle s'est cependant rendormie. A six heures et demie elle a pris, avec plaisir, du bouillon, de la crème. Et brusquement, elle a crié, la fesse gauche en
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