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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce
Autoren: Simone de Beauvoir
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normal. » Elle a reçu une minute madame de Saint-Ange et elle lui a dit : « Oh ! maintenant, je vais très bien ! » Un sourire a découvert sa mâchoire : c'était déjà le macabre rictus d'un squelette, cependant que les yeux brillaient avec une innocence un peu fiévreuse. Après avoir mangé, elle a eu un malaise ; j'ai sonné et resonné l'infirmière ; ce que je désirais se réalisait, elle expirait et j'en étais affolée. Un cachet l'a ranimée.
    Le soir, je l'imaginais morte, et j'avais le cœur chaviré. « Ça va plutôt mieux localement », m'a dit Poupette le matin, et j'en ai été accablée. Maman se portait si bien qu'elle a lu quelques pages de Simenon. La nuit elle a beaucoup souffert : « J'ai mal partout ! » On l'a piquée à la morphine. Quand elle a ouvert les yeux dans la journée, son regard était vitreux et j'ai pensé : « Cette fois, c'est la fin. » Elle s'est rendormie. J'ai demandé à N. : « C'est la fin ? — Oh ! non, m'a-t-il dit d'un ton mi-compatissant, mi-triomphant, on l'a trop bien remontée ! » Alors, c'était la douleur qui allait l'emporter ?  Achevez-moi. Donnez-moi mon revolver. Ayez pitié de moi. Elle disait : « J'ai mal partout. » Elle remuait avec anxiété ses doigts enflés. Elle perdait confiance : « Ces docteurs, ils commencent à m'agacer. Ils me disent toujours que je vais mieux. Et moi je me sens plus mal. »
    Je m'étais attachée à cette moribonde. Tandis que nous parlions dans la pénombre, j'apaisais un vieux regret : je reprenais le dialogue brisé pendant mon adolescence et que nos divergences et notre ressemblance ne nous avaient jamais permis de renouer. Et l'ancienne tendresse que j'avais crue tout à fait éteinte ressuscitait, depuis qu'il lui était possible de se glisser dans des mots et des gestes simples.
    Je la regardais. Elle était là, présente, consciente, et complètement ignorante de l'histoire qu'elle vivait. Ne pas savoir ce qui se passe sous notre peau, c'est normal. Mais l'extérieur même de son corps lui échappait : son ventre blessé, sa fistule, les ordures qui s'en écoulaient, la couleur bleue de son épiderme, le liquide qui suintait de ses pores ; elle ne pouvait pas l'explorer de ses mains presque paralysées et quand on la soignait, sa tête était renversée en arrière. Elle n'avait plus demandé de miroir : son visage de moribonde n'existait pas pour elle. Elle reposait et rêvait, à une distance infinie de sa chair pourrissante, les oreilles remplies du bruit de nos mensonges et tout entière ramassée dans un espoir passionné : guérir. J'aurais voulu lui épargner d'inutiles désagréments : « Tu n'as plus besoin de prendre cette drogue. — Il vaut mieux que je la prenne. » Et elle ingurgitait le liquide plâtreux. Elle avait peine à manger : « Ne te force pas ; ça suffit, arrête-toi. — Tu crois ? » Elle examinait le plat, elle hésitait : « Donne-m'en encore un peu. » A la fin j'escamotais l'assiette : « Tu l'as vidée », lui disais-je. Elle s'obligeait à avaler un yaourt, l'après-midi. Elle réclamait souvent du jus de fruit. Elle bougeait un peu ses bras, elle soulevait ses mains et les rapprochait en forme de coupe, lentement, d'un geste précautionneux, et elle saisissait en tâtonnant le verre que je continuais de tenir. Elle aspirait à travers la pipette les vitamines bienfaisantes : une bouche de goule humait avidement la vie.
    Dans son visage desséché, ses yeux étaient devenus énormes ; elle les écarquillait, elle les immobilisait ; au prix d'un immense effort, elle s'arrachait à ses limbes pour remonter à la surface de ces lacs de lumière noire ; elle s'y concentrait tout entière ; elle me dévisageait avec une fixité dramatique : comme si elle venait d'inventer le regard. « Je te vois ! » Il lui fallait chaque fois le reconquérir sur les ténèbres. Par lui elle s'agrippait au monde, comme ses ongles s'étaient agrippés au drap, afin de ne pas sombrer. « Vivre. Vivre. »
    Que j'étais triste, ce mercredi soir, dans le taxi qui m'emportait ! Je connaissais par cœur ce trajet à travers les beaux quartiers : Lancôme, Houbigant, Hermès, Lanvin. Souvent un feu rouge m'arrêtait devant la boutique de Cardin : je voyais, des feutres, des gilets, des foulards, des souliers, des bottines, d'une dérisoire élégance. Plus loin, de belles robes de chambre duveteuses, aux tendres couleurs ; j'avais pensé : « Je lui en achèterai une pour remplacer le peignoir rouge.
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