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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce
Autoren: Simone de Beauvoir
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lui ai rappelé les événements de la veille. Elle regardait au loin, à travers la vitre, les ténèbres et les enseignes au néon : « Je ne comprends pas », répéta-t-elle d'un air offensé. Je lui ai parlé des visites et des coups de téléphone que j'avais reçus pour elle. « Ça m'est égal », m'a-t-elle dit. Elle ruminait son étonnement : « J'ai entendu les médecins ; ils disaient : il faut l'abrutir. » Pour une fois, ils avaient manqué de vigilance. J'ai expliqué : inutile de souffrir comme la veille ; on la ferait beaucoup dormir en attendant que ses escarres se soient cicatrisés. « Oui, m'a-t-elle dit avec reproche, mais je perds des jours. »
    « Aujourd'hui, je n'ai pas vécu. — Je perds des jours. » Chaque journée gardait pour elle une valeur irremplaçable. Et elle allait mourir. Elle l'ignorait : mais moi je savais. En son nom, je ne me résignais pas.
    Elle a bu un peu de bouillon et nous avons attendu Poupette : « Elle se fatigue à dormir ici, a dit maman. — Mais non. » Elle a soupiré : « Ça m'est égal. » Et après un instant de réflexion : « Ce qui m'inquiète, c'est que tout m'est égal. » Avant de se rendormir elle m'a demandé, d'un air soupçonneux : « Mais est-ce qu'on peut comme ça abrutir les gens ? » Etait-ce une protestation ? Je crois plutôt qu'elle souhaitait que je la rassure : sa torpeur était artificiellement provoquée et n'indiquait pas un déclin.
    Quand mademoiselle Cournot est entrée, maman a soulevé ses paupières. Ses yeux ont roulé dans ses orbites, elle a accommodé son regard, elle a dévisagé la garde avec une gravité plus poignante encore que celle de l'enfant qui découvre le monde : « Vous, qui êtes-vous ? — C'est mademoiselle Cournot. — Pourquoi êtes-vous là, à cette heure-ci ? — C'est la nuit », lui ai-je redit. Ses yeux écarquillés interrogeaient mademoiselle Cournot : « Mais pourquoi ? — Vous savez bien : je passe toutes les nuits assise à côté de vous. » Maman a dit avec une ombre de blâme : « Tiens ! quelle drôle d'idée ! » Je me suis préparée à partir, a Tu pars ? — Ça t'ennuie que je parte ? » Elle m'a répondu de nouveau : « Ça m'est égal. Tout m'est égal, »
    Je ne suis pas partie tout de suite ; les infirmières de jour disaient que maman ne passerait sans doute pas la nuit. Le pouls sautait de 48 à 100. Il s'est stabilisé vers dix heures. Poupette s'est couchée ; je suis rentrée chez moi. J'étais sûre à présent que P. ne nous avait pas abusées. Maman s'éteindrait d'ici un jour ou deux sans trop souffrir.
    Elle se réveilla lucide. Dès qu'elle avait mal on la calmait. J'arrivai à trois heures ; elle dormait, avec Chantal à son chevet : « Pauvre Chantal, m'a-t-elle dit un peu plus tard. Elle a tant à faire, et je lui prends son temps. — Mais ça lui fait plaisir. Elle t'aime tant. » Maman a médité ; d'un air surpris et navré elle m'a dit : « Moi, je ne sais plus si j'aime personne. »
    Je me rappelais sa fierté : « On m'aime parce que je suis gaie. » Peu à peu, beaucoup de gens lui étaient devenus importuns. Maintenant son cœur s'était tout à fait engourdi : la fatigue lui avait tout pris. Et pourtant, aucun de ses mots les plus affectueux ne m'avait autant touchée que cette déclaration d'indifférence. Autrefois, les formules apprises, les gestes convenus éclipsaient ses vrais sentiments. J'en mesurais la chaleur au froid que laissait en elle leur absence.
    Elle s'est endormie, le souffle si imperceptible que j'ai rêvé : « S'il pouvait s'arrêter, sans secousse. » Mais le cordonnet noir se soulevait, retombait : le saut ne serait pas si facile. Je l'ai réveillée à cinq heures, comme elle l'avait exigé, pour lui donner un yaourt : « Ta sœur y tient : c'est bon pour moi. » Elle en a mangé deux ou trois cuillerées : je pensais à ces nourritures qu'en certains lieux on dépose sur les tombes des défunts. Je lui ai fait respirer une rose que Catherine avait apportée la veille : « La dernière rose de Meyrignac. » Elle n'y a jeté qu'un coup d'œil distrait. Elle s'est replongée dans le sommeil ; elle en a été arrachée par une brûlure à la fesse. Piqûre de morphine : sans résultat. Comme l'avant-veille, je tenais sa main, je l'exhortais : « Une minute. La piqûre va agir. Dans une minute c'est fini. — C'est un supplice chinois », a-t-elle dit d'un ton neutre, trop affaiblie même pour protester. J'ai de nouveau sonné, insisté
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