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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce
Autoren: Simone de Beauvoir
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: seconde piqûre. La petite Parent a arrangé le lit, déplacé un peu maman qui s'est rendormie, les mains glacées. La femme de chambre a grommelé parce que j'ai renvoyé le dîner qu'elle apportait à six heures : implacable routine des cliniques où l'agonie, la mort sont des incidents quotidiens. A sept heures et demie, maman m'a dit : « Ah ! maintenant, je me sens bien. Vraiment bien. Il y a longtemps que je ne m'étais pas sentie aussi bien. » La fille aînée de Jeanne est arrivée et m'a aidée à lui faire absorber un peu de bouillon et de crème au café. C'était difficile, parce qu'elle toussait : un début d'étouffement. Poupette et mademoiselle Cournot m'ont conseillé de partir. Il n'arriverait sans doute rien cette nuit même et ma présence inquiéterait maman. Je l'ai embrassée, et elle m'a dit avec un de ses hideux sourires : « Je suis contente que tu m'aies vue tellement bien ! »
    Je me suis couchée à minuit et demi, après avoir pris du belladénal. Je me suis réveillée : le téléphone sonnait : « Il n'y en a plus que pour quelques minutes. Marcel vient te chercher en auto. » Marcel — le cousin de Lionel — m'a fait traverser à toute allure Paris désert. Nous avons avalé un café au comptoir d'un bistrot qui rougeoyait près de la porte Champerret. Poupette est venue au-devant de nous dans le jardin de la clinique : « C'est fini. » Nous sommes montés. C'était tellement attendu, et tellement inconcevable, ce cadavre couché sur le lit à la place de maman. Sa main, son front étaient froids. C'était elle encore, et à jamais son absence. Une gaze soutenait le menton, encadrant son visage inerte. Ma sœur voulait aller chercher des vêtements rue Blomet : « A quoi bon ? — Il paraît que ça se fait. — Nous ne le ferons pas. » Je n'imaginais pas d'habiller maman avec une robe et des souliers comme si elle allait dîner en ville ; et je ne pensais pas qu'elle l'eût souhaité : elle avait souvent déclaré qu'elle se désintéressait de sa dépouille. « Il n'y a qu'à lui mettre une de ses longues chemises de nuit », ai-je dit à mademoiselle Cournot. « Et son alliance ?» a demandé Poupette en prenant l'anneau dans le tiroir de la table. Nous la lui avons passée au doigt. Pourquoi ? Sans doute parce qu'il n'y avait aucune place sur terre pour ce petit cercle d'or.
    Poupette était à bout de forces. Après un dernier regard à ce qui n'était plus maman je l'ai emmenée très vite. Nous avons bu un verre avec Marcel au bar du Dôme. Elle a raconté.
    A neuf heures, N. est sorti de la chambre et il a dit d'un air furieux : « Encore une agrafe qui a sauté. Après tout ce qu'on a fait pour elle : c'est vexant ! » Il est parti, laissant ma sœur abasourdie. En dépit de ses mains glacées, maman se plaignait d'avoir trop chaud et elle respirait avec un peu de peine. On lui a fait une piqûre et elle s'est endormie. Poupette s'est déshabillée, couchée, et a feint de lire un roman policier. Vers minuit, maman s'est agitée. Poupette et la garde se sont approchées de son lit. Elle a ouvert les yeux : « Que faites-vous là, pourquoi avez-vous l'air anxieuses ? Je vais très bien. — C'est que tu as fait un cauchemar. » En arrangeant ses draps, mademoiselle Cournot a touché ses pieds : le froid de la mort les avait gagnés. Ma sœur a hésité à m'appeler. Mais ma présence, à cette heure, aurait effrayé maman qui gardait toute sa lucidité. Elle s'est recouchée. A une heure maman a de nouveau bougé. D'une voix mutine, elle a murmuré les mots d'une vieille rengaine que papa chantait : « Tu t'en vas et tu nous quittes. » Poupette a dit : « Mais non, je ne te quitte pas », et maman a eu un petit sourire entendu. Elle avait de plus en plus de mal à respirer. Après une nouvelle piqûre, elle a murmuré d'une voix un peu pâteuse : « Il faut... réserver... l'armore. — Il faut réserver l'armoire ? — Non, a dit maman. La Mort. » En appuyant très fort sur le mot : mort. Elle a ajouté : « Je ne veux pas mourir. — Mais tu es guérie ! » Ensuite elle a un peu divagué : « J'aurais voulu avoir le temps de présenter mon livre... Il faut qu'elle donne le sein à qui elle veut. » Ma sœur s'eèt habillée : maman avait à peu près perdu conscience. Elle a crié soudain : « J'étouffe. » La bouche s'est ouverte, les yeux se sont dilatés, immenses dans ce visage vidé de sa chair : dans un spasme elle est entrée dans le coma. « Allez
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