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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce
Autoren: Simone de Beauvoir
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salles communes, quand approche la dernière heure, on entoure d'un paravent le lit du moribond ; il a vu ce paravent autour d'autres lits qui le lendemain étaient vides : il sait. J'imaginais maman, aveuglée pendant des heures par ce noir soleil que nul ne peut regarder en face : l'épouvante de ses yeux écarquillés, aux pupilles dilatées. Elle a eu une mort très douce ; une mort de privilégiée.

7
    Poupette a couché chez moi. A dix heures du matin nous sommes retournées à la clinique : comme dans les hôtels, la chambre devait être débarrassée avant midi. Encore une fois nous avons monté l'escalier, poussé deux portes : le lit était vide. Les murs, la fenêtre, les lampes, les meubles, chaque chose à sa place, et sur la blancheur du drap, rien. Prévoir, ce n'est pas savoir : le coup a été aussi brutal que si nous ne nous y étions pas attendues. Nous avons sorti du placard les valises et entassé dedans les livres, le linge, des objets de toilette, des papiers : six semaines d'une intimité pourrie par la trahison. Nous avons laissé la robe de chambre rouge. Nous avons traversé le jardin. Quelque part, au fond, cachée dans les verdures se trouvait une morgue, et à l'intérieur le cadavre de maman avec sa mentonnière. Poupette, qui avait subi — par sa propre volonté et aussi par hasard — les chocs les plus rudes, était trop brisée pour que je lui suggère d'aller le revoir. Et je n'étais pas sûre d'en avoir envie.
    Nous avons posé les valises rue Blomet, chez la concierge. Nous avons aperçu une entreprise de pompes funèbres : « Autant là qu'ailleurs. » Deux messieurs en noir se sont enquis de nos désirs. Ils nous ont montré, sur des photographies, divers modèles de cercueil : « Celui-ci est plus esthétique. » Poupette s'est mise à rire et à sangloter : « Plus esthétique ! Cette boîte ! elle ne voulait pas qu'on la mette dans cette boîte ! » L'enterrement a été fixé au surlendemain vendredi. Souhaitions-nous des fleurs ? Nous avons dit oui, sans savoir pourquoi : ni croix, ni couronne, mais une grosse gerbe. Parfait : ils se chargeaient de tout. L'après-midi nous avons monté les valises dans l'appartement ; mademoiselle Leblon l'avait transformé ; plus propre, plus gai, nous l'avons à peine reconnu : tant mieux. Nous avons enfoui dans une armoire le sac contenant la liseuse et les chemises de nuit, rangé les livres, jeté l'eau de Cologne, les bonbons, des affaires de toilette, et rapporté le reste chez moi. La nuit, j'ai eu du mal à m'endormir. Je ne regrettais pas d'avoir quitté maman sur ces derniers mots : « Je suis contente que tu m'aies vue si bien. » Mais je me reprochais d'avoir abandonné trop hâtivement son cadavre. Elle disait, et ma sœur aussi : « Un cadavre, ce n'est plus rien. » Cependant c'était sa chair, ses os et pendant quelque temps encore son visage. Mon père, j'étais restée près de lui jusqu'au moment où il était devenu pour moi une chose ; j'avais apprivoisé le passage de la présence au néant. Maman, j'étais partie presque tout de suite après l'avoir embrassée et c'est pourquoi il me semblait que c'était encore sa personne qui gisait, solitaire, dans le froid d'une morgue. La mise en bière avait lieu le lendemain après midi : y assisterais-je ?
    J'ai été à la clinique, vers quatre heures, pour régler la note. Il était arrivé du courrier pour maman et un sac de pâtes de fruits. Je suis montée dire adieu aux infirmières. J'ai trouvé les petites Martin et Parent, rieuses, dans le corridor. J'avais la gorge nouée, j'ai eu peine à m'arracher deux mots. J'ai passé devant la porte du 114 ; on avait ôté l'écriteau : Visites interdites . Dans le jardin, j'ai hésité un instant : le courage m'a manqué ; et à quoi bon ? Je suis partie. J'ai revu la boutique de Cardin et les belles robes de chambre. Je me disais que je ne m'assiérais plus dans le vestibule, je ne soulèverais plus le récepteur blanc, je ne ferais plus ce trajet ; j'aurais allègrement rompu avec ces habitudes si maman avait été guérie ; mais j'en gardais la nostalgie puisque c'est en la perdant que je les avais perdues.
    Nous voulions distribuer des souvenirs à ses intimes. Devant le sac de paille, rempli de pelotes de laine et d'un tricot inachevé, devant son buvard, ses ciseaux, son dé, l'émotion nous a submergées. C'est connu le pouvoir des objets : la vie s'y pétrifie, plus présente qu'en aucun de ses instants. Us
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