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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce
Autoren: Simone de Beauvoir
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feu. Rien d'étonnant. Son corps écorché baignait dans l'acide urique qui suintait de sa peau ; les infirmières se brûlaient les doigts quand elles changeaient son alèse. J'ai sonné et resonné, en panique : que les secondes étaient longues ! Je tenais la main de maman, je touchais son front, je parlais : « On va te faire une piqûre. Tu n'auras plus mal. Une minute. Rien qu'une minute. » Crispée, au bord du hurlement, elle gémissait : « Ça me brûle, c'est affreux, je ne peux pas tenir. Je ne tiendrai pas. » Et dans un demi-sanglot : « Je suis trop malheureuse », avec cette voix d'enfant qui me déchirait. Comme elle était seule ! Je la touchais, je lui parlais, mais impossible d'entrer dans sa souffrance. Son cœur s'affolait, ses yeux chaviraient, j'ai pensé : « Elle meurt » et elle a murmuré : « Je vais m'évanouir. » Enfin madame Gontrand lui a fait une piqûre de morphine. Sans résultat. J'ai encore sonné. J'étais terrifiée à l'idée que la douleur aurait pu se déclencher le matin, quand maman n'avait personne auprès d'elle ni aucun moyen d'appeler : plus question de la quitter une minute. Cette fois les infirmières ont donné à maman de l'équanil, changé son alèse, enduit ses plaies d'une pommade qui mettait sur leurs mains des reflets métalliques. La brûlure a disparu ; elle n'avait duré qu'un quart d'heure : une éternité. Il a hurlé pendant des heures. « C'est bête, disait maman. C'est si bête ! » Oui : bête à pleurer. Je ne comprenais plus les médecins, ni ma sœur, ni moi. Ces instants de vaine torture, rien au monde ne pourrait les justifier.
    Le lundi matin je parlai avec Poupette au téléphone : la fin était proche. L'œdème ne se résorbait pas ; le ventre ne se refermait pas. Les médecins avaient dit aux infirmières qu'il ne restait qu'à abrutir maman de calmants.
    A deux heures, devant la porte 114, je trouvai ma sœur, hors d'elle. Elle avait dit à mademoiselle Martin : « Ne laissez pas maman souffrir comme hier. — Mais, madame, si on fait tant de piqûres, simplement pour des escarres, le jour des grandes douleur la morphine n'agira plus. » Pressée de questions, elle avait expliqué qu'en général, dans les cas analogues à celui de maman, le malade meurt dans des tourments abominables. Ayez pitié de moi. Achevez-moi. Le docteur P. avait donc menti ? Me procurer un revolver, abattre maman ; l'étrangler. Romantiques et vaines visions. Mais il m'était aussi impossible de m'imaginer entendant pendant des heures maman hurler. « Allons parler à P. » Il arrivait et nous l'avons harponné : « Vous avez promis qu'elle ne souffrirait pas. — Elle ne souffrira pas. » Il nous fit remarquer que si on avait voulu à tout prix la prolonger et lui assurer une semaine de martyre, il aurait fallu une nouvelle opération, des transfusions, des piqûres remontantes. Oui. Même N. avait dit à Poupette le matin : « Nous avons fait tout ce qu'il fallait faire tant qu'il restait une chance. Maintenant, essayer de ralentir sa mort, ce serait du sadisme. » Mais cette abstention ne nous suffisait pas. Nous demandâmes à P. : « La morphine empêchera les grandes douleurs ?
    — On lui donnera les doses nécessaires. » Il avait parlé avec fermeté et il nous inspirait confiance. Nous nous sommes calmées. Il est entré dans la chambre de maman pour lui refaire son pansement : « Elle dort, lui avons-nous dit. — Elle ne s'apercevra même pas de ma présence. » Sans doute dormait-elle encore quand il est sorti. Mais, me rappelant ses angoisses de la veille, j'ai dit à Poupette : « Il ne faudrait pas qu'elle ouvre les yeux et se retrouve seule. » Ma sœur a poussé la porte ; elle s'est retournée vers moi, blême, et elle s'est abattue sur la banquette en sanglotant : « J'ai vu son ventre ! » J'ai été lui chercher de l'équanil. Quand le docteur P. est revenu, elle lui a dit : « J'ai vu son ventre ! c'est affreux ! — Mais non, c'est normal », a-t-il répondu avec un peu d'embarras. Poupette m'a dit : « Elle pourrit vivante » et je ne lui ai pas posé de question. Nous avons causé. Puis je me suis assise au chevet de maman : je l'aurais crue morte sans le faible halètement du cordonnet noir sur la blancheur de la liseuse. Vers six heures elle a soulevé les paupières : « Mais quelle heure est-il ? Je ne comprends pas. C'est déjà la nuit ? — Tu as dormi tout l'après-midi. — J'ai dormi quarante-huit heures ! — Mais non. » Je
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