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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce
Autoren: Simone de Beauvoir
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sur le palier, chargées de plats en fer, de bidons, de gamelles qui s'entrechoquaient. J'étais furieuse quand une femme de chambre étourdie demandait à maman somnolente d'établir son menu du lendemain : lapin sauté ou poulet rôti ? Et aussi quand on apportait à midi au lieu de la cervelle promise un hachis peu appétissant. Je partageais les sympathies de maman : pour mademoiselle Cournot, mademoiselle Laurent, les petites Martin et Parent ; madame Gontrand me semblait à moi aussi trop bavarde : « Elle me raconte qu'elle a passé son après-midi de congé à acheter des chaussures pour sa fille : qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? »
    Nous n'aimions plus cette clinique. Souriantes, diligentes, les infirmières étaient accablées de travail, mal payées, durement traitées. Mademoiselle Cournot apportait son café : on ne lui fournissait que l'eau chaude. Les gardes ne disposaient ni d'une salle de douche, ni même d'un cabinet de toilette pour se rafraîchir et se remaquiller après une nuit blanche. Mademoiselle Cournot nous racontait, bouleversée, ses démêlés avec la surveillante. Celle-ci lui reprocha un matin de porter des souliers marron : « Ils n'ont pas de talons. — Ils doivent être blancs. » Mademoiselle Cournot prit un air accablé : « Ne faites pas votre fatiguée avant d'avoir commencé votre journée ! » cria la surveillante. Jusqu'au surlendemain, maman rabâcha cette phrase avec indignation : elle s'était toujours complu à prendre violemment parti pour les uns contre les autres. Un soir, l'amie de mademoiselle Cournot entra dans la chambre en pleurant : sa patiente avait décidé de ne plus lui adresser la parole. Les tragédies que ces jeunes filles côtoyaient professionnellement ne les aguerrissaient pas le moins du monde contre les menus drames de leur vie personnelle.
    « On se sent devenir gâteux », disait Poupette. Moi, je supportais avec indifférence la niaiserie des conversations, le rituel des plaisanteries : « Quel bon tour tu as joué au professeur B. ! — Avec ces lunettes noires tu ressembles à Greta Garbo ! » Mais le langage pourrissait dans ma bouche. J'avais l'impression de jouer la comédie partout. Parlant à une vieille amie de son prochain déménagement, l'animation de ma voix me paraissait truquée ; j'avais l'impression de faire un pieux mensonge quand j'affirmais, véridiquement, au gérant d'une brasserie : « C'était très bon. » A d'autres moments, c'était le monde qui me semblait se déguiser. Un hôtel, j'y voyais une clinique ; je prenais les femmes de chambre pour des infirmières ; et aussi les serveuses de restaurant : elles me faisaient suivre un traitement qui consistait à manger. Je regardais les gens d'un oeil neuf, obsédée par la tuyauterie compliquée qui se cachait sous leurs vêtements. Moi-même, parfois, je me changeais en une pompe aspirante et foulante ou en un système de poches et de boyaux.
    Poupette vivait sur ses nerfs. J'avais de la tension, le sang à la tête. Ce qui nous éprouvait surtout, c'étaient les agonies de maman, ses résurrections, et notre propre contradiction. Dans cette course entre la souffrance et la mort, nous souhaitions avec ardeur que celle-ci arrivât la première. Pourtant, quand maman dormait, le visage inanimé, nous épiions anxieusement sur la liseuse blanche le faible mouvement du ruban noir qui retenait sa montre : la peur du spasme final nous tordait l'estomac.
    Elle allait bien quand je la quittai le dimanche, au début de l'après-midi. Le lundi matin son visage étique m'effraya ; il sautait aux yeux, le travail des mystérieux essaims qui, entre la peau et les os, dévoraient ses cellules. A dix heures du soir, Poupette avait glissé un papier dans la main de la garde : « Dois-je appeler ma sœur ? » La garde avait fait non de la tête : le cœur tenait bon. Mais de nouvelles misères se préparaient. Madame Gontrand m'a montré le flanc droit de maman : des gouttes d'eau suintaient des pores, le drap était trempé. Elle n'urinait presque plus, un œdème gonflait sa chair. Elle regardait ses mains et remuait avec perplexité ses doigts boudinés : « C'est l'immobilité », lui dis-je.
    Tranquillisée par l'équanil et la morphine, elle constatait sa fatigue mais la prenait en patience : « Ta sœur m'a dit quelque chose qui m'a été très utile, un jour où je me croyais déjà rétablie : elle m'a dit que je serais de nouveau fatiguée. Alors, je sais que c'est
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