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Un Dimanche à La Piscine à Kigali

Un Dimanche à La Piscine à Kigali

Titel: Un Dimanche à La Piscine à Kigali
Autoren: Gil Courtemanche
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connaissait presque plus personne dans cette ville peuplée maintenant d’étrangers venus de l’Ouganda ou du Burundi qui lui demandaient parfois leur chemin. Ce jour-là, Valcourt accompagnait une équipe de la télévision allemande qui voulait faire un quart d’heure human interest sur la vie après le génocide. Là où mille personnes se bousculaient, criaient et s’engueulaient il y a trois mois, une centaine peut-être, marchands et clients confondus, s’affairaient. Aux étals de boucherie, on trouvait plus de bœuf que de chèvre ou de poulet. Personne n’occupait le grand comptoir magique sur lequel s’étalaient comme des fleurs explosives les petits pots de safran doré et de piment moulu. Juste derrière, on aurait dû voir les vendeurs de tabac, et au bout de la ligne, le visage anguleux de Cyprien, ses omoplates creuses et ses yeux fiévreux. Les Allemands en avaient assez de ces traditionnelles images de marché africain ; Valcourt aussi, de ses souvenirs. Dans l’éclair d’un rayon de soleil, Valcourt vit la couverture blanche d’un livre, percée au centre d’une photo. Une vendeuse de tabac, la tête couverte d’un large chapeau de paille, lisait les Œuvres complètes de Paul Éluard. En s’approchant d’elle, il reconnut la nuque, puis en se penchant vers elle, les mains qui tenaient le livre.
    — Gentille.
    — Oui.
    Elle ferma le livre et le déposa sur les feuilles de tabac. Il s’accroupit devant elle, mit ses mains sur ses épaules en l’attirant doucement vers lui. Elle eut un sursaut qui faisait penser à un réflexe de peur. Il retira ses mains et lui demanda doucement de le regarder. Elle baissa la tête encore plus.
    — Gentille, parle-moi. J’ai lu le cahier, je t’aime. Rien n’a changé… Tu savais… tu savais que j’étais revenu… mais pourquoi, mon Dieu… Viens. Nous allons partir, viens…
    La voix de Gentille n’était même pas un filet, un souffle peut-être, interrompu par une toux grasse.
    — Non, non. Mon chéri, si tu m’aimes comme tu le dis, et je te crois, je te crois, tu vas partir. Je ne suis plus celle que tu as aimée et que tu penses aimer encore. Valcourt, je ne suis plus une femme. Tu ne sens pas les odeurs de la maladie ? Valcourt, je n’ai plus de seins. Ma peau est sèche et tendue comme celle d’un vieux tambour. Je ne vois plus d’un œil. J’ai probablement le sida, Bernard. Ma bouche s’emplit de champignons qui m’empêchent parfois de manger et, quand j’y parviens, mon estomac ne retient rien. Je ne suis plus une femme. Comprends-tu ce qu’ils m’ont fait ? Je ne suis plus humaine. Je suis un corps qui se décompose, une chose laide que je ne veux pas que tu voies. Et si je partais avec toi, je serais encore plus triste, car je verrais dans tes yeux fuyants que tu n’aimes que mon souvenir. Bernard, je t’en supplie, si tu m’aimes, va-t’en. Pars maintenant et quitte le pays. Je suis morte.
    Elle passa un doigt sur sa main et s’excusa de l’avoir touché. « Pars, mon amour. »
    Valcourt obéit sans dire un seul mot et entra une deuxième fois dans le deuil. Celui-ci, il ne savait s’il serait capable de le supporter. Il rentra chez Victor et but énormément.
    Victor, soulagé d’être libéré du mensonge pour lequel il demandait pardon chaque jour, lui raconta comment Gentille avait réuni tous ses amis et leur avait fait prêter serment sur la Bible. Puisqu’elle avait cessé d’« être femme », c’étaient ses mots, Valcourt ne devait pas savoir qu’elle vivait encore. Depuis, ils se relayaient pour la conduire du bordel de la mère d’Émérita, qui l’avait recueillie, jusqu’au marché. Tous les jours, sauf le dimanche, qu’elle passait à lire Éluard, transcrivant les plus beaux vers dans un autre cahier d’écolière.
    Ils étaient tous là, Victor, Zozo, Stratton, le docteur Jean-Marie, la mère d’Émérita. Bernard les remercia d’avoir respecté la volonté de Gentille. Il leur demanda maintenant de respecter la sienne.
    Le lendemain matin, Victor dit à Gentille que Bernard était parti le matin même pour Bruxelles, puis pour Montréal. Elle remercia Dieu.
    Tous les jours, Valcourt se rendait au bureau du procureur et assistait aux interrogatoires, espérant découvrir ceux qui avaient ordonné que Gentille et des milliers d’autres femmes soient reléguées dans le purgatoire des morts vivants. Chaque fois, en sortant, il fumait une cigarette, debout sur la plus
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