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Un Dimanche à La Piscine à Kigali

Un Dimanche à La Piscine à Kigali

Titel: Un Dimanche à La Piscine à Kigali
Autoren: Gil Courtemanche
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ses yeux fatigués ceux de Modeste. Il lut ainsi, quelques minutes, comme un greffier égrène sans émotion aucune les détails d’un acte d’accusation particulièrement horrible. « Il m’a demandé si je saignais encore, je lui ai dit oui. Il ne veut pas d’un trou qui saigne. » Le lieutenant ne broncha pas. Il ouvrit une autre bière, la troisième, et il cracha sur Valcourt.
    — Je ne sais pas si elle est morte, ta femme, mais si elle l’est, remercie le ciel et les Hutus. Ta femme, c’était une putain, comme toutes les Tutsies, la pire que j’aie jamais rencontrée, la plus vicieuse. Tu imagines. Jamais elle n’a dit non, jamais elle n’a résisté. Ce n’était qu’une putain.
    — Elle ne voulait pas souffrir.
     
    Valcourt s’installa chez Victor pendant que les ouvriers refaisaient une beauté à l’hôtel. Ses amis le surveillaient, craignant que la douleur ne le porte à des excès. Oui, il buvait un peu plus, mais c’était surtout parce que, quand on est seul, on ingurgite plus de liquide. Zozo était rassuré : il avait fait son deuil. Il travaillait consciencieusement. Il aidait les journalistes, ignorants comme des tortues, qui venaient passer quelques jours à Kigali. La ville s’offrait comme un gigantesque cadavre. Chaque rue possédait sa fosse commune, que des travailleurs masqués fouillaient pendant que les caméras tournaient. Valcourt guidait les journalistes de fosse en fosse. Il verrait peut-être le long cou gracile, ou la robe de mariée qu’elle tenait sous le bras, les Œuvres complètes de Paul Éluard, sa jupe bleue. Quand il rentrait chez Victor, il s’installait tout au fond du restaurant et relisait sans cesse ses notes, comme un détective désemparé qui ne possède ni cadavre, ni témoins, ni suspects, mais qui sait que reposent tout près, à portée de la main peut-être, une dépouille et des meurtriers. Il s’endormait parfois sur la table, plus de fatigue mentale que d’excès de bière, jusqu’à ce que Victor le soulève et le transporte chez lui.
    — Tu devrais partir, mon ami, au moins pour quelque temps.
    — Non, mon ami, pas avant de savoir.
    Pourquoi tenait-il autant à écrire la fin de Gentille ? Il ne le savait plus vraiment, mais il s’en était fait un devoir, une obligation, un engagement. Donc, il continuait, un peu comme un somnambule ou un aveugle qui avance lentement dans la nuit. Il n’était pas désespéré, ni amer. Il portait sa tristesse comme un vêtement léger et transparent, et rassurait ses interlocuteurs sur la beauté et la générosité de la vie qui dépassaient largement l’horreur dont on faisait aujourd’hui le bilan. Les nouveaux dirigeants tutsis, si bien éduqués et organisés, l’effrayaient. Il voyait s’installer un nouvel ordre martial et arbitraire, qui ressemblait beaucoup à une dictature dans son enfance. La vie ne l’avait jamais trahi. Les hommes, oui, qui trahissaient si souvent la vie. Mais avec Gentille et avant elle, avec Hélène et Louise et Nicole, avec chaque femme, il avait signé un pacte avec la vie. Chaque fois, il était mort un peu, chaque fois, on lui avait redonné la vie. Gentille avait constitué son dernier contrat avec la vie. Peu d’hommes peuvent se vanter d’avoir vécu quatre fois, même une seule fois, alors qu’ils se croyaient morts. La tristesse et la solitude ne le rongeaient pas. Elles l’habitaient paisiblement. Et puis, durant toutes ces semaines de bonheur, il n’avait vécu qu’avec une seule certitude : Gentille serait emportée par la logique de l’extermination qui s’annonçait. Elle mourrait ou le quitterait un jour normalement, parce que c’était écrit. Pourquoi ne l’avait-il pas sortie de là quand il était encore temps ? Parce qu’elle ne voulait pas démissionner, parce que, jusqu’à la dernière heure, un peu comme lui, elle avait cru que toutes les prophéties, toutes les analyses, tous les signes qui venaient des hommes étaient faux, et que ses frères et ses sœurs ne tueraient pas ses frères et ses sœurs. Si l’on veut continuer à vivre, pensait Valcourt en longeant le marché qui reprenait ses anciennes couleurs, il faut croire à des choses aussi simples et évidentes : frères, sœurs, amis, voisins, espoir, respect, solidarité.
    Les joyeux cris des marchands avaient recommencé à fuser des étals. Valcourt ne reconnut aucune des vendeuses de tomates, ni aucun des vendeurs de pommes de terre. En fait, il ne
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