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Souvenirs d'un homme de lettres

Souvenirs d'un homme de lettres

Titel: Souvenirs d'un homme de lettres
Autoren: Alphonse Daudet
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du fond d'un hameau perdu
dont vous ignorez même le nom, toute une famille, toute une tribu
ourdit contre vous des ruses de peau-rouge. Chaque semaine une
lettre arrive, d'une écriture matoise et lourde, et cachetée d'un
dé sur du pain bis.
    Elles vous attendrissent d'abord ces lettres
comiques et naïves, avec leur orthographe compliquée, les
endimanchements de style, des phrases tortillées et retortillées
comme le bonnet d'un paysan qui ne veut pas avoir l'air timide, et
ces suscriptions minutieuses ainsi qu'en imaginait Durandeau dans
ses fantaisies militaires :
    À madame, madame Phra-
    sie Darnet, nourrice chez Mr ***
    rue des Vosges 18. 3e arrondisse-
    ment, Paris, Seine, France, Europe,
etc.
    Patience. Ces fleurs de naïveté campagnarde ne
vous attendriront pas longtemps. Toutes visent à votre bourse,
toutes respirent le même parfum de carotte rurale et d'idyllique
escroquerie. « 
C'est pour te faire savoir, ma chère et
digne compagne – mais tu n'as pas besoin d'en parler à nos
respectés maîtres et bienfaiteurs parce qu'ils voudraient peut-être
encore te donner de l'argent et que ce n'est jamais bien
d'abuser…
 »
    Là-dessus, l'annonce circonstanciée d'un
épouvantable orage qui vient de tout ravager au pays. Plus de
récolte, les blés hachés, les prairies perdues. Il pleut dans la
maison comme en pleins champs, vu que les grêlons ont crevé les
tuiles ; et le porc, une si belle bête, qu'on devait saigner
pour Pâques, dépérit du saisissement qu'il a eu d'entendre le
tonnerre.
    D'autres fois, c'est la vache qui est morte,
l'aîné des petiots qui s'est cassé le bras, la volaille atteinte
d'épilepsie. Sur le même bout de toit, le même coin de champ, c'est
un invraisemblable amoncellement de catastrophes pareilles aux
plaies d'Égypte. Cela est grossier, stupide, cousu d'un fil blanc à
crever les yeux. N'importe, il faut faire semblant d'être pris à
ces inventions, payer encore et toujours, sans quoi gare à
Nounou ! Elle ne se plaindra pas, elle ne demandera rien,
oh ! Non, certes, mais elle boudera, pleurnichera dans les
coins, bien sûr d'être vue. Et quand Nounou pleure, Bébé crie,
parce que le gros chagrin
tourne les sangs
et les sangs
tournés font le lait aigre. Vite un mandat de poste et que Nounou
rie.
    Ces grand coups hebdomadaires n'empêchent pas
la nourrice de travailler quotidiennement à sa petite
denraie
personnelle. Ce sont des chemises pour le petit,
le malheureux déshérité, tout seul là-bas à téter la chèvre ;
un jupon pour elle, un paletot pour son homme, et la permission de
ramasser ce qui traîne, les menus riens qui vont aux balayures. La
permission d'ailleurs n'est pas toujours demandée, Nounou ayant
rapporté de son village des idées particulières sur la propriété
des bons Parisiens. La même femme qui, chez elle, ne ramasserait
pas la pomme du voisin par le trou d'une haie, mettra paisiblement,
et sans que sa conscience en soit troublée, toute votre maison au
pillage. Pour le zouave, dépouiller l'Arabe ou le colon n'est pas
voler, c'est
chaparder, faire son fourbi
. Différence
énorme ! De même pour Nounou, voler le bourgeois, c'est
faire sa denraie
.
    Chez moi, il y a quelques années, car c'est
par expérience que je puis faire ainsi un cours de nourrices, des
couverts d'argent disparurent. Plusieurs domestiques pouvaient être
soupçonnés ; il fallut ordonner une perquisition, ouvrir des
malles. J'avais déjà mes convictions sur la
denraie
, et je
commençai par la malle de Nounou. Non, jamais le trou de clocher de
la pie voleuse, jamais creux d'arbre où un corbeau collectionneur
entasse le fruit de ses rapines, n'offrit si disparate assemblage
d'objets brillants et inutiles ; des bouchons de carafe et des
boutons de porte, des agrafes, des fragments de glace, des bobines
sans fil, des clous, des chiffons de soie, des rognures, du papier
à chocolat, des coloriages de magasins de nouveautés, et, tout au
fond, sous la denrée, les deux couverts devenus denrée
eux-mêmes.
    Jusqu'au dernier moment, Nounou refusa
d'avouer ; elle protestait de son innocence, déclarant qu'elle
avait pris les couverts sans penser à mal, pour s'en servir de
corne a souliers
. Pourtant elle ne voulut pas remettre son
départ au lendemain. Elle avait peur qu'on ne se ravisât, qu'on
n'envoyât « quérir les gendarmes ». Il faisait nuit, il
pleuvait. Nous la vîmes, silencieuse, louche, redevenue sauvagesse
pour de bon, disparaître à
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