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Souvenirs d'un homme de lettres

Souvenirs d'un homme de lettres

Titel: Souvenirs d'un homme de lettres
Autoren: Alphonse Daudet
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cela, combien de malheureux qui
reçoivent sans raison, sans profit, simplement pour le plaisir de
recevoir, de se bien gêner une fois la semaine et de réunir chez
eux une cinquantaine de personnes qui s'en iront en ricanant. Ce
sont des salons trop petits, tout en longueur, où les invités,
assis et causant, ont l'attitude gênée de gens en omnibus ;
des appartements transformés, bouleversés, avec des couloirs, des
portières, des paravents à surprises, et la maîtresse de maison
effarée qui vous crie : « Pas par là ! »
Quelquefois une porte indiscrète s'entr'ouvre et vous laisse
apercevoir là-bas, dans un fond de cuisine, Monsieur qui rentre
harassé de courses, trempé de pluie, essuyant son chapeau avec un
mouchoir, ou dévorant à la hâte un morceau de viande froide sur une
table encombrée de plateaux. On danse dans des corridors, dans des
chambres à coucher toutes démeublées, et, en ne voyant plus rien
autour de soi que des lustres, des bras de bronze, des tentures, un
piano, on se demande avec terreur : « Où coucheront-ils
ce soir ? »
    J'ai connu dans ce genre une maison très
singulière, où les chambres en enfilade, séparées chacune par deux
ou trois marches, figuraient des paliers d'étage, si bien que les
invités du fond paraissaient grimpés sur une estrade, et, de là,
humiliaient les derniers arrivés, rapetissés, enfoncés jusqu'au
menton dans les bas-fonds de la première pièce. Vous pensez si
c'était commode pour danser. N'importe ! Une fois par mois, il
se donnait là une grande soirée. On faisait venir les divans d'un
petit café d'en face, et avec les divans un garçon en escarpins, en
cravate blanche, le seul des invités qui eût une chaîne et une
montre en or. Il fallait voir la maîtresse de maison affolée,
décoiffée, toute rouge de tant de préparatifs, courir après cet
homme, le poursuivre de pièce en pièce en l'appelant :
« Monsieur le garçon… Monsieur le garçon !… »
    Et le public de ces soirées-là ! Ce
public toujours le même qu'on rencontre partout, qui se connaît, se
cherche, s'attire. Tout un monde de vieilles dames et de jeunes
filles à toilettes ambitieuses et fanées ; le velours est en
coton, la percaline joue la soie, et l'on sent que toutes ces
franges défraîchies, ces fleurs chiffonnées, ces rubans passés, ont
été bâtis, assortis à la diable avec cette phrase audacieuse :
« Bah ! Le soir ça ne se verra pas. » On se couvre
de poudre de riz, de faux bijoux, de dentelles menteuses :
« Bah ! Le soir ça ne se verra pas… » Les rideaux
n'ont plus de couleur, les meubles s'éraillent, les tapis
s'effrangent. « Bah ! Le soir… » Et c'est comme cela
qu'on peut donner des fêtes et qu'on a la gloire, à trois heures du
matin, de voir quatre fiacres, attirées par l'éclat des bougies,
s'arrêter devant la porte ; ce qui, du reste, ne sert pas à
grand chose, car en général tout ce monde s'en va à pied, faisant,
à des heures impossibles, toute la longue traite de l'omnibus
absent, les jeunes filles au bras des pères, les souliers de satin
enfoncés dans les socques.
    Oh ! Que j'en ai vu de ces salons
comiques ! Dans quelles soirées bizarres j'ai promené mon
premier habit, alors que, provincial naïf, ne connaissant la vie
que par Balzac, je croyais de mon devoir d'aller dans le
monde ! Il faut avoir comme moi roulé deux hivers de suite aux
quatre coins du Paris bourgeois pour savoir jusqu'où peut aller
cette démence des réceptions quand même. Tout cela est un peu vague
dans ma mémoire : pourtant je me souviens d'un petit
appartement d'employé, un salon tout biscornu où l'on était obligé,
pour gagner de la place, de mettre le piano devant la porte de la
cuisine. On posait les verres à sirop sur les cahiers de musique et
quand on chantait des romances attendrissantes, la bonne venait
s'accouder sur le piano pour écouter.
    Comme elle était prisonnière dans la cuisine,
cette malheureuse bonne, c'est Monsieur qui se chargeait du service
extérieur. Je le vois encore, tout grelottant dans son habit noir,
remonter de la cave avec d'énormes blocs de charbon de terre
enveloppés dans un journal. Le papier crève, le charbon roule sur
le parquet, et pendant ce temps on continue à chanter au
piano : « 
J'aime entendre la rame, le soir, battre
les flots.
 »
    Et cette autre maison, ce cinquième étage
fantastique où le carré servait de vestiaire, la rampe de porte
manteau,
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