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Souvenirs d'un homme de lettres

Souvenirs d'un homme de lettres

Titel: Souvenirs d'un homme de lettres
Autoren: Alphonse Daudet
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visage à la
mauvaise fortune. À chaque carte qui tombait, ses ongles
s'enfonçaient dans la laine du tapis : c'était navrant.
    Peu à peu cependant, hypnotisé par cette
atmosphère provinciale d'ennui et de désœuvrement, très las aussi
de mon voyage, je n'aperçus plus la table de jeu que comme une
vision lumineuse très vague, très effacée, et je finis par
m'endormir à ce murmure de voix et de cartes remuées. Je fus
réveillé tout à coup par un bruit de paroles irritées, sonnant haut
dans les salles vides. Tout le monde était parti. Il ne restait
plus que le membre du Jockey Club et mon grand garçon de tout à
l'heure, tous les deux attablés et jouant. La partie était
sérieuse, un écarté à dix louis ; et rien qu'à voir le
désespoir qui gonflait cette bonne grosse face de boule-dogue, je
compris que le montagnard perdait encore.
    « Ma revanche ! » criait-il de
temps en temps avec colère. L'autre, toujours calme, lui faisait
tête ; et à chaque nouveau coup il me semblait qu'un méchant
sourire dédaigneux, presque imperceptible, plissait sa lèvre
aristocratique. J'entendis annoncer « la belle ! »
puis un violent coup de poing sur la table ; c'était fini, le
malheureux avait tout perdu.
    Il resta un moment atterré, regardant ses
cartes sans rien dire, avec sa redingote en cœur toute remontée, sa
chemise froissée, mouillée comme s'il venait de se battre. Puis
tout à coup, voyant le duc ramasser les pièces d'or dispersées sur
le tapis, il se leva avec un cri terrible : « Mon argent,
N. de D. ! Rendez-moi mon argent ! » et aussitôt,
comme un enfant qu'il était encore, il se mit à sangloter :
« Rendez-le-moi, … Rendez-le-moi ! » Ah ! Je
vous réponds qu'il ne zézayait plus. Sa voix naturelle lui était
revenue, navrante comme celle des êtres très forts chez qui les
larmes arrivent par paquets et sont une vraie souffrance. Toujours
froid, toujours ironique, son partenaire le regardait sans
sourciller… Alors le malheureux se mit à genoux, et tout bas, d'une
voix tremblante : « Cet argent n'est pas à moi… Je l'ai
volé… Mon père me l'avait laissé pour payer une échéance. » La
honte l'étranglait, il n'acheva pas…
    Au premier mot d'argent volé le duc s'était
levé. Un peu d'animation montait à ses joues. La tête avait pris
une expression de fierté qui lui allait très bien. Il vida ses
poches sur la table, et, quittant lui aussi pour une minute son
masque de gandin, il dit d'une voix naturelle et bonne :
« Reprends donc ça, imbécile… Est-ce que tu crois que nous
jouions sérieusement ? »
    J'aurais voulu l'embrasser, ce
gentilhomme !

Les courses de Guérande
    Et d'abord, arrêtons-nous un peu dans cette
charmante et rare petite ville de Guérande, si pittoresque avec ses
anciens remparts flanqués de grosses tours et ses fossés remplis
d'eau verte. Entre les vieilles pierres, les véroniques sauvages
fleurissent en gros bouquets, des lierres s'accrochent, des
glycines serpentent, et des jardins en terrasse suspendent au bord
des créneaux des massifs de roses et de clématites croulantes. Dès
que vous vous engouffrez sous la poterne basse et ronde où les
grelots des chevaux de poste sonnent joyeusement, vous entrez dans
un nouveau pays, dans une époque vieille de cinq cents ans. Ce sont
des portes cintrées, ogivales, d'antiques maisons irrégulières dont
les derniers étages surplombent les plus bas, avec des lignes dans
la pierre, des ornements frustes et rongés. Dans certaines ruelles
silencieuses s'élèvent de vieux manoirs aux hautes fenêtres
éclairées de vitres étroites. Les portes seigneuriales sont
fermées, mais entre leurs ais disjoints on aperçoit le perron
envahi de verdure, des touffes d'hortensias à l'entrée, et la cour
pleine d'herbe, où quelque puits effrité, quelque débris de
chapelle met encore un amas de pierres et de vertes floraisons. Car
c'est là le caractère de Guérande, une ruine coquette et toute
fleurie.
    Parfois, au-dessus d'un marteau usé et
vénérable, l'enseigne d'un bureau de poste, des panonceaux
d'huissier ou de notaire s'étalent bourgeoisement ; mais, le
plus souvent, ces anciennes demeures ont gardé leur cachet
aristocratique, et, en cherchant bien, on retrouverait quelques
grands noms de Bretagne enfouis dans le silence de ce petit coin,
qui est à lui seul tout un passé. Un silence rêveur habite là, en
effet. Il rôde autour de cette église du quatorzième
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