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Souvenirs d'un homme de lettres

Souvenirs d'un homme de lettres

Titel: Souvenirs d'un homme de lettres
Autoren: Alphonse Daudet
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soumises, leur enfant au bras, avec un bruit
d'
esclots
, de souliers à clous, des poussées gauches de
bétail… Celles-ci ne conviennent pas ? Vite, dix autres… Et ce
sont toujours les mêmes yeux baissés, les mêmes timidités
misérables, les mêmes joues séchées et tannées, couleur d'écorce et
couleur de terre. Madame présente et fait l'article.
    «… Saine comme l'œil… une vraie laitière…
Regardez le poupon ! » Le poupon est beau en effet,
toujours beau. On en garde deux ou trois dans l'établissement pour
figurer à la place de ceux qui seraient trop malingres.
    « De combien votre lait, nourrice
    – De trois mois, M'sieu. »
    Leur lait est toujours de trois mois. Voyez
plutôt : du corsage entr'ouvert un long filet blanc a jailli,
riche de sève campagnarde. Mais ne vous y fiez pas : ceci est
le sein de réserve que jamais l'enfant ne tette. C'est l'autre côté
qu'il faudrait voir, celui qui se cache honteux et flasque. Sans
compter qu'avec quelques jours d'absolu repos, toujours un peu de
lait s'emmagasine.
    Et Madame étale, Madame déballe avec
l'autorité de la possession et l'impudence de l'habitude ces
pauvres créatures effarouchées.
    Enfin le choix est fait, la nourrice est
retenue – il faut régler. La directrice passe derrière son grillage
et fait le compte. Effrayant, ce compte. D'abord le tant pour cent
de la maison, puis l'arriéré de la nourrice en logement et en
nourriture, quoi encore ? Les frais de route. Est-ce
fini ? Non, il y a la « meneuse » qui va prendre
l'enfant à la mère pour le reconduire au pays.
    Triste voyage, celui-là ! On attend qu'il
y ait cinq ou six poupons ; et la « meneuse » les
emporte ficelés dans de grands paniers, la tête en dehors comme des
poules. Plus d'un meurt dans ce trimballement à travers des salles
d'attente glaciales, sur les dures banquettes des wagons de
troisième classe avec le lait du biberon et un peu d'eau sucrée au
bout d'un chiffon pour nourriture. Et ce sont des recommandations
pour la tante, pour la grand'mère. L'enfant, brutalement arraché du
sein, s'agite et piaille ; la mère l'embrasse une dernière
fois, elle pleure. On sait bien que ces larmes ne sont qu'à demi
sincères, et que l'argent les séchera bientôt, ce terrible argent
qui tient si fort aux entrailles paysannes. Malgré tout, la scène
est navrante et fait songer douloureusement aux séparations de
familles d'esclaves.
    La nourrice a pris son paquet, quelques
guenilles dans un mouchoir.
    « Comment ! C’est votre
trousseau ?
    – Oh ! Mon bon M'sieu, j'sommes si
pauvres par chez nous… J'n'avons censément ren que c'que j'portions
sur la piau. »
    Et le fait est que ce n'est guère. Avant toute
chose, il va falloir la renipper, la vêtir. C'était prévu. La
première tradition, chez les nourrices, comme chez les flibustiers
allant au pillage, est d'arriver les mains vides, sans bagages
encombrants ; la seconde est de se procurer une grande malle,
la malle à serrer la
denraie
. Car vous aurez beau la
choyer et la soigner, cette sauvagesse ainsi introduite chez vous,
et qui détonne d'abord si étrangement parmi les élégances d'un
intérieur parisien avec sa voix rauque, son patois
incompréhensible, sa forte odeur d'étable et d'herbe ; vous
aurez beau laver son hâle, lui apprendre un peu de français, de
propreté et de toilette ; toujours chez la nounou la plus
friande et la mieux dégrossie, à tous les instants, en toute chose,
la brute bourguignonne ou morvandiaute reparaîtra. Sous votre toit,
à votre foyer, elle reste la paysanne, l'ennemie, transportée ainsi
de son triste pays, de sa noire misère, en plein milieu de luxe et
de féerie.
    Tout ce qui l'entoure lui fait envie, elle
voudrait tout emporter là-bas, dans son trou, dans son gîte, où
sont les bestiaux et l'homme. Au fond elle n'est venue que, pour
cela, son idée fixe est
la denraie
. La denrée, mot
surprenant, qui, dans le vocabulaire des nourrices, prend des
élasticités inattendues de gueule de serpent boa. La denrée, ce
sont les cadeaux et les gages, ce qu'on vous paye, ce qu'on vous
donne, ce qui se ramasse et se vole, le bric-à-brac et le pécule
qu'aux yeux des voisins pleins d'envie on compte déballer au
retour. Pour engraisser et pour enfler cette denrée sainte, votre
bourse et votre bon cœur vont être mis en coupe réglée. Et vous
n'avez pas affaire à la seule nourrice ; l'homme, la
grand'mère, la tante sont complices, et
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