Pour vos cadeaux

compté. Vous êtes prévenu. On vous a fixé l’échéance. A quelques
semaines près, bientôt vous devrez apprendre à vivre sans elle. Ce
compagnonnage de la première heure va s’interrompre, amorçant une autre vie
dont vous n’avez pas idée. Jusque-là, vous avez eu beau lutter longtemps contre
cette évidence, il vous faut bien admettre que dans tout ce que vous avez fait
vous avez veillé, sinon à lui complaire, du moins à ne pas lui déplaire. Ce qui
jette un interdit puissant sur bon nombre d’actions. Ce qui balise le cours
d’une existence au point que parfois on se demande ce qu’eût été cette vie sans
cet œil intérieur qui épie chacun de nos mouvements et se fronce soudain au
plus petit écart. Les réveillons de l’adolescence eussent sans doute été plus
joyeux où l’on profite des douze coups de minuit pour embrasser les filles, au
lieu de passer sur la tête le passage d’une année à l’autre en espérant que la
nouvelle ne ressemblera pas à la précédente. Et plus légers les premiers pas de
l’âge d’homme sans cette surcharge pondérale de tristesse que vous avez
prélevée sur ses épaules dans l’espoir d’adoucir sa peine et dont vous sentez
bien qu’elle vous condamne à une sorte de course en sac. Mais vous avez pris
sur vous de ne pas ajouter à son chagrin. Ce qui rend votre marge de manœuvre
étroite, d’autant que son idéal de vie ressemble à une mer étale où la moindre
risée devient source de contrariété. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de salut
pour vous hors la grisaille du quotidien, ce qui signifie qu’il n’y a pas de
salut. Alors vous étouffez les vagues en vous, ravalez les déferlantes. Vous
êtes cet insecte qui court sur l’eau en traçant de minuscules cercles
concentriques à la surface de l’étang, comme des points d’acupuncture, écriture
de pattes de mouche qui s’applique à ne pas brouiller le grand miroir.
    Un exemple : vous écrivez sur votre père dont la mort
prématurée vous oblige à reconstituer la haute figure avec des morceaux qui,
semble-t-il, auront du mal à s’assembler. D’un côté, vous avez gardé le
souvenir d’un homme autoritaire qui vous faisait un peu peur et, de l’autre,
tous les témoignages après sa disparition vous renvoient l’image d’un camarade
chaleureux, drôle, généreux, inventif, qui paraît avoir vivement impressionné
ses contemporains. Lui, un drôle ? Vous voulez rire. Alors, vous
entreprenez patiemment de marier les contraires. Vous partez à sa découverte. Sans
rien demander, les témoignages affluent d’eux-mêmes. Vous apprenez ainsi
l’existence d’une fiancée officielle avant l’irruption dans sa vie de votre
mère. Du coup, il vous revient que, de fait, lorsque vous étiez enfant, elle ne
ratait jamais une occasion de débiner sa rivale, ce qui ne manquait pas de vous
étonner, car vous la trouviez plutôt sympathique. Quand tardivement vous
découvrez le pot aux roses, cette aigreur revancharde vous amuse. Bien entendu,
au moment de présenter cette histoire, bien camouflée dans les plis du roman,
vous faites très attention à ne pas froisser la susceptibilité de votre mère.
Vous présentez la chose de telle sorte qu’il vous paraît improbable qu’elle en
prenne ombrage. Au final, sous les bombardements, c’est même elle qui triomphe,
du haut de son mètre cinquante, emportant l’amour du grand Joseph au nez de la
belle opulente. Vous vous adressez même directement à elle pour une sorte
d’hommage. Sortant de votre réserve, vous l’apostrophez, vous lui enjoignez de
s’abriter alors que les bombes explosent autour d’elle, mettant non seulement
sa vie en danger mais du même coup la vôtre, car, pour écrire ces pages, il
vous faut impérativement naître, c’est le b a ba, pas de maman, pas de roman, à
quoi ressemblerait cette non-écriture d’une non-vie ? Alors, vite, suis
bien ton cousin, il est de Nantes et connaît les abris, ne demeure pas prostrée
d’effroi sur le trottoir au milieu de ce déluge de pierres et de feu, il faut
que tu sois bien en vie et aussi ravissante quand tu vas, c’est pour bientôt,
sceller un pacte d’amour avec le grand jeune homme recherché qui joue sa vie
dans les parages. Pour emporter sa décision vous lui soumettez même un marché,
du genre : tu nous sauves et on entendra parler de nous. Vous n’êtes pas mécontent
de votre trouvaille, et là, pas de doute, votre maman ne pourra