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Les masques de Saint-Marc

Les masques de Saint-Marc

Titel: Les masques de Saint-Marc
Autoren: Nicolas Remin
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cœur battre de joie.
    Quand le malefico se mit à sonner, il lâcha le bras de son épouse, s’inclina légèrement vers elle et gravit les deux marches à l’arrière de l’estrade. Un tapis rouge recouvrait les planches tandis qu’on avait posé de part et d’autre un grand pot de fleurs en terre cuite. Il franchit la tribune et s’arrêta devant la balustrade garnie de couronnes de laurier, qui lui arrivait à mi-corps.
    Là, depuis cette position légèrement surélevée, il put voir que la place Saint-Marc était bel et bien couverte de monde jusqu’à l’aile Napoléon. Les gens se serraient les uns contre les autres. Quelques hourras isolés fusaient encore de cette mer bariolée d’uniformes, de redingotes, de robes et d’ombrelles. Plusieurs dames, rassemblées au pied du Campanile, agitaient leurs mouchoirs avec enthousiasme, ce qui l’incita à lever le bras en souriant et à esquisser une galante révérence. Ce petit geste familier provoqua aussitôt des cris de ravissement et une accélération du mouvement des mouchoirs. Pendant un instant merveilleux, François-Joseph se fit l’effet de Franz Liszt car, à ce qu’on lui avait dit, des femmes tombaient en syncope à chacun de ses concerts. Qui sait ? Peut-être une des dames au bas du Campanile s’était-elle évanouie. Il ne pouvait pas le vérifier, hélas, mais il ne pouvait pas non plus l’exclure.
    François-Joseph laissa son regard errer sur la foule et constata avec satisfaction que la nervosité qui s’emparait de lui chaque fois qu’il pensait à ce discours s’était évanouie. Pendant le sermon ennuyeux que le patriarche de Venise avait lu dans un allemand approximatif, il avait soudain trouvé comment garder le contrôle de soi : il suffisait qu’il s’imagine dans sa chambre à coucher, qu’il prenne le malefico pour une sonnette et les coups de feu pour le bruit d’une tapette à mouches contre un carton à chapeau.
    L’empereur inspira profondément et adopta une position à la fois détendue et majestueuse. Par précaution, il plia le bras qui s’élèverait dès que la tapette à mouches aurait frappé le carton à chapeau. Il eût été fâcheux qu’il se prît dans le sabre. Quand le malefico cessa de tinter, il se concentra. Il voyait devant lui Rottner, son valet de chambre, la clochette dans une main et la tapette à mouches dans l’autre. Alors, il leva le menton et se mit à compter avec lenteur. Un, deux, trois, quatre, cinq, six…
     
    La détonation fut si forte qu’elle assourdit Tron pendant un moment. Les chauves-souris, arrachées à leur sommeil, parcoururent le grenier en tous sens. S’il en avait été capable, le tirailleur se serait lui aussi sans doute retourné. Au lieu de cela, sa tête fut projetée en avant, son front alla se cogner avec violence contre le cadre de la lucarne. Puis ses jambes fléchirent et il tomba par terre dans la même position que Ziani devant son armoire, sauf que du sang et de la cervelle sortaient par un trou de sa tempe gauche.
    Le commissaire tourna la tête d’un geste brusque. Son cœur battait si fort qu’il crut voir une lumière vive danser devant ses yeux, telles les dernières lueurs d’un éclair. Il lui fallut plusieurs secondes pour reconnaître le militaire debout dans l’embrasure entre le palais royal et la bibliothèque. Il s’agissait de Königsegg. Le général de division, vêtu comme il se devait de son uniforme de parade, avait gardé sa position de tir : l’œil gauche fermé, la main gauche serrant le poignet droit. Son allure professionnelle avait quelque chose de troublant. Tron se demanda s’il ne l’avait pas sous-estimé.
    Après avoir baissé son revolver fumant, l’intendant en chef s’approcha de lui à pas rapides et le dévisagea d’un air soucieux en chassant comme des mouches importunes les chauves-souris qui fendaient l’air. À présent, des cris montaient de la place Saint-Marc. Puis une voix d’homme sembla hurler un ordre.
    — Êtes-vous blessé, commissaire ?
    Tron secoua la tête. Ses oreilles bourdonnaient toujours à cause du coup de feu, il se sentait étourdi, mais rien de plus.
    — Cet homme, bredouilla-t-il, ne me voulait aucun mal.
    Le détail ne changeait rien à l’affaire, mais il éprouvait le besoin impérieux de le rappeler.
    — A-t-il eu le temps de tirer ? demanda Königsegg.
    De sa main libre, Tron désigna le fusil près du cadavre.
    — Si le coup est parti, dit-il, la chambre
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