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Les Frères Sisters

Les Frères Sisters

Titel: Les Frères Sisters
Autoren: Patrick deWitt
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assiettes et les tasses ébréchées, je sus que je ne dormirais plus jamais ici. Il fallait une heure pour aller en ville à cheval. Je me sentais résolu, disponible et concentré. Je voyageais depuis plusieurs jours, mais je n’étais pas le moins du monde fatigué. J’étais en pleine possession de mes moyens, et n’avais peur de rien.
    Seules les pièces du dernier étage du manoir du Commodore étaient à demi éclairées. La lune était haute dans le ciel et brillait, et je me cachai sous les larges branches d’un vieux cèdre qui bordait la grande propriété. Je vis une jeune servante sortir à l’arrière de la demeure, un baquet vide sous le bras. Elle était contrariée pour une raison ou pour une autre et jurait entre ses dents tout en se dirigeant vers sa cabane, qui était séparée de la maison principale, J’attendis un quart d’heure qu’elle en ressorte   ; ne la voyant pas apparaître, je traversai le jardin courbé en deux en direction du manoir. Elle avait omis de verrouiller la porte de derrière, et je pénétrai dans la cuisine calme, fraîche et bien rangée. Qu’avait fait le Commodore à cette fille   ? Je regardai à nouveau sa cabane   ; tout était paisible, et rien n’avait changé, si ce n’est qu’elle avait allumé une bougie blanche et l’avait placée à la fenêtre.
    Je grimpai les escaliers recouverts de tapis et me postai devant les appartements du Commodore. Par la porte je l’entendais vitupérer contre quelqu’un. Je ne savais pas de qui il s’agissait, car l’homme ne faisait que marmonner des excuses, et je ne reconnaissais pas sa voix. Je ne parvenais pas non plus à savoir ce qu’il avait fait de mal. Lorsque le Commodore en eut fini avec lui, l’homme s’apprêta à quitter la pièce. Ses pas se rapprochèrent, et je me collai contre le mur, juste à côté de la porte. Je n’avais pas de pistolet, mais seulement une petite lame émoussée que je pris dans la main   ; la porte s’ouvrit alors et l’homme descendit les escaliers sans même remarquer ma présence. Il sortit par-derrière et je me glissai jusqu’à une fenêtre au bout du couloir, pour voir où il allait. Je le vis entrer dans la cabane de la servante   ; il apparut à la fenêtre et lança un regard amer vers le manoir. Caché dans l’ombre, je vis à ses yeux que c’était un homme blessé. Son visage hideux témoignait d’une vie violente, et pourtant il se tenait là, dominé, asservi, et incapable de se défendre. Lorsqu’il souffla la bougie, la cabane fut plongée dans le noir. Je fis demi-tour dans le couloir. La porte était restée ouverte, et j’entrai.
    Les appartements du Commodore occupaient tout le dernier étage du manoir. Il n’y avait pas de murs de séparation entre les pièces de ce vaste espace, bien que les meubles fussent disposés comme s’il y en avait eu. Seules les faibles lumières des lanternes et les flammes vacillantes de quelques bougies éclairaient la pénombre. Dans le coin le plus éloigné, de derrière un paravent chinois, s’élevait une volute bleue de fumée de cigare   ; quand j’entendis la voix du Commodore, je me figeai, pensant qu’il n’était pas seul. Mais je ne perçus pas d’autre voix, et compris qu’il se parlait à lui-même. Il se prélassait dans son bain, et prononçait un discours en s’adressant à un public imaginaire. Je songeai, Pourquoi les gens parlent-ils toujours dans leur bain   ? La lame fermement en main, je me dirigeai vers lui en marchant sur les tapis pour ne pas faire de bruit. Je contournai le paravent en brandissant ma lame, prêt à l’enfoncer dans le cœur du Commodore, mais ses yeux étaient recouverts d’un gant de toilette, et mon bras retomba. J’avais devant moi un homme dont l’influence s’étendait aux quatre coins du pays, assis, saoul, dans une baignoire en cuivre, le corps glabre, la poitrine creuse et affaissée, tenant à la main un cigare dont la cendre était dangereusement longue et qui, d’une voix aiguë, déclamait   :
    Â«   Messieurs, il s’agit d’une question que l’on me pose souvent, et je vous
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