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Les champs de bataille

Les champs de bataille

Titel: Les champs de bataille
Autoren: Dan Franck
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moderne.

 
    Aujourd’hui, le juge est un vieil homme. Depuis toujours, il lui semble que la scène primitive de sa vie suit un tunnel obscur qu’il ne cesse de parcourir depuis sa naissance. Même vieux, elle l’obsède et l’éveille la nuit. C’est un couloir étroit éclairé par le halo pâle d’une lampe électrique. Précédé d’un sous-officier allemand, poussé par deux soldats, un homme titube entre les murs : Max. Il a été frappé. Ses mains sont liées dans le dos.
    Le sous-officier s’arrête devant une porte en bois, glisse une clé dans une serrure, déverrouille. Est-ce une chambre ? Une cellule ? Il s’écarte après avoir dénoué les mains de l’homme attaché. Puis il le pousse d’un coup de pied brutal, et le prisonnier tombe sur un soldat allongé au sol. Sa tête heurte le mur. Il se redresse maladroitement, pris de vertige et de nausée. La porte se referme. On entendla clé tourner dans la serrure. Le soldat pose sa main sur l’épaule de son compagnon d’infortune, lui abandonne le matelas sur lequel il dormait, s’assied un peu plus loin après avoir éloigné les débris de verre qui jonchent le plancher. Il porte l’uniforme des troupes coloniales, la chéchia rouge des tirailleurs sénégalais. Mais Max ne voit pas tout cela. Il souffre encore des coups subis pendant la journée. Il imagine ceux du lendemain. Il a peur. Dans l’ombre, il attend. Lorsque le tirailleur s’est endormi, il étend la main vers les morceaux de verre, choisit sans voir celui qui lui entaille le plus profondément l’index puis, d’un geste immédiat, ramène son poignet à lui et se tranche la gorge.
    Le tirailleur ne dort pas. Mais le froissement des arbres, de l’autre côté, assourdit les bruits de la cellule. Il pense à sa propre mort, le lendemain. Il aimerait périr par les armes, fusillé comme un soldat. Mais les vainqueurs n’ont pas ces élégances pour les Noirs. Le tirailleur s’attend à un châtiment cruel et indigne. Il sera pendu, sans doute ; exposé sur une place publique, le cou dans la corde, pieds nus, les bras ballants.
     
    C’est souvent lorsque le corps se fracasse, cervicales rompues, que le juge s’éveille d’unsommeil noir. Il est alors comme l’enfant de ce temps-là, ou comme le tirailleur sénégalais de cette nuit-là, la veille du gibet. Il se redresse d’un mouvement très brusque qui le propulse hors du lit, même pas assis, vacillant et cherchant un mur où s’appuyer, le souffle court, brûlant d’une fièvre que seul le jour apaisera, longtemps après. Il ne se rendort jamais. Il se frotte le cou, parfois jusqu’au saignement, attendrissant la chair que le chanvre de la corde a rompue, comme s’il voulait apprivoiser la blessure héréditaire. Il sanglote dans le demi-jour de ses cauchemars, puis il revêt l’habit de magistrat dont il s’est défait depuis plusieurs années maintenant, pousse la porte de la cuisine comme s’il entrait dans son ancien cabinet, et s’assied à la table, entre le poêle et l’armoire.

Instruction 2
    Le juge s’était endormi sur la silhouette de René Hardy s’éloignant entre deux policiers dans les couloirs du quai des Orfèvres. Il le retrouva sur un quai de la gare de Perrache, à Lyon, le 7 juin 1943.
    Le train de 21 h 50 pour Paris charge ses voyageurs. La locomotive disperse des petits geysers de fumée qui circulent près du sol, formant des nuages de vapeur blanchâtre. Les hommes portent des manteaux longs, les femmes de hauts chapeaux tarabiscotés. Les Allemands en uniforme patrouillent, arme à la bretelle. Il règne sur ce quai une tension très forte, en tout cas c’est ainsi que le juge se le représente, sans doute parce que le drame de Caluire s’est noué là, deux semaines avant l’irruption de Klaus Barbie dans la maison du docteur. Les hululements de la locomotive s’apprêtant au départ, les adieux des coupless’embrassant, le cheminement des contrôleurs entre les groupes, la perspective des contrôles au passage de la ligne de démarcation : tout contribue également à la nervosité générale telle que le juge l’imagine s’il adopte la focale courte des plans généraux. S’il s’approche un peu plus près de la voiture 3818, un couple capte son attention. Elle est grande et brune, un regard noir, incandescent, que d’aucuns, plus tard, qualifieront de magnétique. Lui, c’est René Hardy. Il retient sa fiancée contre sa veste en cuir. Il comprend
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