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Les champs de bataille

Les champs de bataille

Titel: Les champs de bataille
Autoren: Dan Franck
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fantôme –, ferma le poêle de la cuisine et se replia dans sa chambre. Une oppression l’avait gagné, comme s’il s’était retrouvé au côté de Max dans la voiture noire. Le souffle lui manquait. Il avait peur. L’ombre alentour glissait en lui, inhospitalière, un linceul froid. Il alluma la lumière et se colla derrière la fenêtre, s’obligeant à regarder la tour d’en face. Seul l’ancrage dans un présent bien réel éloignait les paranoïas de l’Histoire qui l’atteignaient parfois. La tour, d’une implacable modernité, le détachait d’une époque pour l’amarrer à la sienne : les hautes constructions n’existaient pas du temps de Max, moins encore le kaléidoscope qui se présentait à lui, fait d’écrans de télévision allumés à tous les étages.
    Le juge s’absorba dans la contemplationde ce paysage absurde. Cela fonctionnait toujours : il lui suffisait d’observer le tableau du voisinage pour remettre ses pieds dans les souliers de son temps.
    Sauf que son temps ne le satisfaisait guère, surtout s’il s’avisait de tracer les contours du tableau qui s’offrait à lui. Mais il s’y obligea afin d’éloigner les angoisses qui l’attaquaient.
    Il compta les étages – trente-deux –, les fenêtres dans la longueur – douze –, évalua le nombre d’appartements selon la disposition des pièces, trente-deux cuisines, toutes les unes au-dessous des autres, une sur trois étant éteinte, deux sur trois occupées par des femmes, la plupart se baissant puis se relevant, tendant les bras vers des placards où elles rangeaient la vaisselle issue des machines. Quelques-unes, foyers pauvres au vu du linge tendu aux fenêtres et du nombre plus réduit des luminaires, lavaient les assiettes à la main, tablier noué autour de la taille alors que leurs consœurs n’en avaient pas.
    Le juge crut percevoir le grondement d’un moteur, peut-être une Citroën noire circulant puis s’arrêtant plus bas, et il s’obligea à chercher les hommes dans la tour d’en face, se promit d’acheter des jumelles pour contempler le social d’un peu plus près, les découvrit de dosface aux cadres multicolores des téléviseurs, programmes multipliés par trois ou quatre. Il compta quatorze jeux de ballons, foot ou rugby, deuxième, troisième, cinquième, huitième, et tous les derniers étages, les autres se partageant des spectacles de divertissement allant de la chanson (premier et sixième) à une course-poursuite dans la jungle (dixième et vingt-deuxième) et quelques variations indiscernables vues dans ce qui ressemblait à des chambres ou à des salons, ceux-ci repérables parce que contigus à la cuisine et équipés de fauteuils et canapés alors qu’on ne voyait rien des chambres sinon le profil des visages d’allongés sur les lits, dévoreurs d’écrans.
    Peu de femmes aux loisirs.
    Le juge chercha les salles de bains. Elles occupaient toutes les colonnes du centre et des extrémités, trois par niveau donc trois appartements par étage, douze fenêtres dont, estimation globale, deux pour le salon, une pour une chambre, une pour la cuisine, les logements devaient s’étendre vers des pièces en profondeur où, sans doute, dormaient les enfants. Le juge se promit de les chercher le lendemain après la sortie de l’école. Peut-être en reconnaîtrait-il certains.
    Il se détourna des salles de bains dontquelques-unes étaient masquées par des verres plus ou moins opaques, on voyait des ombres bouger. Il était facile d’imaginer les gestes, de choisir entre le brossage des dents, des cheveux, les sorties du bain, l’opération séchage. Une silhouette se profila au dix-neuvième étage, vint derrière une personne penchée, sans doute au-dessus d’un lavabo, elles se mêlèrent puis se confondirent après ce qui parut au juge une tentative d’éloignement, un refus de se plier au jeu, mais il y eut jeu finalement car la lumière de la salle de bains s’éteignit tandis que s’allumait celle de la pièce voisine, deux formes s’abattirent à l’horizontale, roulèrent l’une sur l’autre, puis celle qui paraissait la moins entreprenante se releva, tira les rideaux, et il n’y eut plus rien que le jeu des lampes et le kaléidoscope des écrans à chaque étage, tout cela faisant furieusement songer à la mire des télévisions jadis, images fixes et répétitives dont le juge n’aurait jamais pensé qu’elles figureraient un jour, à ses yeux au moins, la vie
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