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Les champs de bataille

Les champs de bataille

Titel: Les champs de bataille
Autoren: Dan Franck
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d’aujourd’hui – vieil homme effaré – finissant par se fondre en d’autres clous dans sa mémoire, perçant ici et là, régulièrement, au gré des circonstances.
     
    A l’époque où ses pas le conduisaient chaque jour dans son bureau du Palais de justice, longtemps avant la confrontation imaginaire, le juge baissait la tête quand il croisait un futur détenu emmené par un policier. Il exigeait que les prévenus fussent détachés avant de lui être présentés, ou attachés hors de ses murs. La mise en détention ne lui coûtait pas lorsqu’il la prononçait à l’encontre d’un récidiviste. Quelles que fussent les circonstances et la gravité de la faute, elle le meurtrissait quand elle condamnait un primo-délinquant. Car il se produisait toujours un instant, fût-il bref et invisible aux autres – greffier, avocat, policier –, où la réalité nouvelle fondait sur l’inculpé, devenu en l’espace d’une seconde détenu, prisonnier, enfermé. Le monde basculait dans une réalité inconnue, effrayante, le claquement des menottes signifiant un changement de statutvécu comme irréversible. A l’instant où les bracelets blessaient ses poignets, la personne se trouvait liée à d’autres, sujette à un impératif de dépendance, emmenez-le, faites entrer , détachez-le, qui la privait non seulement de la liberté de se mouvoir mais aussi de l’ultime considération – celle que chacun se porte à soi-même. Elle serait promenée en laisse d’un couloir à un escalier, projetée dans des univers nauséabonds, enfermée dans des sous-sols puants, tutoyée, malmenée, salie. Les barreaux succéderaient aux menottes, le monde ancien, ses habitudes, ses joies, ses gloires, seraient brusquement ensevelis sous un dais mortifère, tous horizons détruits. Qu’il fût ou non coupable, passait dans le regard de l’inculpé l’éclair fugitif d’une immense perdition. L’instant d’après, il retrouvait la peau qui l’avait habillé le temps de l’instruction.
    Les années avaient enseigné au juge que les plus résistants étaient les politiques, c’est-à-dire ceux qui estimaient se trouver là en vertu d’une légitimité historique. Ils ne s’étaient pas fait prendre ; ils étaient tombés. La cause survivrait, même si elle perdait un combattant. La marque du désespoir vrillait leur regard le temps d’un soupir, après quoi la détermination, parfois la colère, l’emportait.
    Ce n’était pas, pourtant, ce regard-là qui hantait le juge lorsqu’il se représentait Max assis à l’arrière de la voiture. Ce regard-là, d’infinie détresse, il l’avait certainement échangé avec ceux qui étaient entrés à ses côtés dans la maison du docteur ; au moment où ils avaient vu les imperméables et les mitraillettes des hommes en noir. Entre cet instant-là et celui où il avait avalé sa boulette de papier, Max avait eu le temps de se ressaisir. Pour l’avoir souvent repérée chez les dissimulateurs (doués ou non), le juge pouvait se représenter la mine surprise, innocente puis vaguement courroucée que le décorateur Jacques Martel avait opposée à ceux qui le questionnaient. Après quoi, menotté, c’est-à-dire pris, il s’était certainement fermé, bouche close, regard fixe, extraordinairement tendu vers ce qui allait suivre. Il savait que, désormais, sa vie était en jeu. Et même gravement compromise. Comme l’était celle des prisonniers politiques déférés devant le juge lorsque la peine de mort existait encore.
    L’avait-on menotté les mains derrière le dos ? A tout prendre, l’humiliation est moindre. Entravé par-devant, il faut cacher la honte, celle-ci étant visible par tous. Vissés sur les reins, les poignets disparaissent, occultant l’infamie. Mais peu importait à Max l’infamie : il tombaitau champ d’honneur. Poussé dans la voiture, avant que son regard se posât une dernière fois sur les fleurs et les arbres, le cantonnier et les grilles de la maison du docteur, il entendit les coups de feu tirés depuis la place, il observa à travers la vitre abaissée la silhouette du fuyard, et, s’il reconnut en lui l’homme dont il avait exigé trois jours plus tôt qu’il fût mis en quarantaine, il comprit pourquoi il était tombé. Et son regard, certainement, exprimait le sentiment qui maintient debout les plus atteints : la colère.

 
    Le juge abandonna ses feuillets, ses dossiers, ses stylos – le matériel d’une instruction
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