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Les champs de bataille

Les champs de bataille

Titel: Les champs de bataille
Autoren: Dan Franck
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entre les arbres de la place. Il a vu les roses derrière les grillesde la maison, le lierre, les voisins aux fenêtres, le cantonnier sur la place. Les dernières roses, le dernier lierre, les derniers voisins. L’ultime vision d’une vie ordinaire, Max l’a eue sur cette place Castellane encombrée de voitures et de tortionnaires en uniforme ou cuir noir, salie par des ordres hurlés, des gestes innommables, des coups de feu tirés au jugé sur une silhouette s’échappant. L’ultime vision que le juge a de Max est celle d’un homme enfermé dans une voiture, regardant par la vitre les lignes d’un horizon s’enfuyant pour toujours – car, selon lui, pas une seconde il n’a cru qu’il s’en sortirait. Cette image le hante : celle d’un condamné aspirant la vie sous l’ombre noire de l’échafaud.
    Et Hardy, pendant qu’on emmenait Max, zigzaguait sous des coups de feu mal tirés jusqu’à des herbes miraculeuses derrière lesquelles il disparaissait.
    « J’ai été blessé. Ils m’ont logé une balle à l’épaule. Ce fut très douloureux. »
    Le juge ne l’écoute pas. Il griffonne sur ses feuilles le dessin d’un portail gris.
    « Ils vous avaient menotté ?
    — Oui. »
    Il ment.
    « Parlez-moi de ces menottes.
    — Il s’agissait d’un cabriolet. Une corde assujettie à un gardien.
    — Pourquoi une corde alors que les autres étaient enchaînés ?
    — Je suppose qu’ils manquaient de matériel. »
    Le juge ne le croit pas. Mais il ne dit rien. Il a besoin d’être seul. Hardy pèse trop lourd sur ses épaules. Il pourrait sortir avec lui, suivre sa silhouette dans les couloirs, descendre derrière lui l’escalier en colimaçon qui mène aux sous-sols du Palais de justice, décrire, écrire tout cela. Mais il l’occupe suffisamment, nuit et jour depuis tant d’années, pour qu’il dépose sa plume et l’abandonne sans scrupules à ses propres veilles.

 
    Depuis plus d’un demi-siècle, la vie du juge tourne autour de cet après-midi fatal où les trois Citroën noires se sont arrêtées place Castellane. Il ne connaissait ni le docteur ni ceux qui allaient tomber dans le piège. Mais, longtemps après, il a rencontré quelques voisins, le cantonnier qui se trouvait là. Celui-ci se souvenait d’avoir fait quelques pas sur la place, un peu désorienté, voulant agir, ne sachant pas, se résolvant finalement au rien de la plupart de ses compatriotes, en ces temps où les majorités silencieuses l’emportaient déjà. Conduit par un réflexe craintif, il s’était dissimulé derrière un platane proche de la mairie. Il avait vu le chef des flics allemands descendre de la première voiture, ses hommes le rallier, sortir pistolets et mitraillettes des poches et des autos, puis pénétrer dans le jardin. Le silence était redescendu sur la place. C’était un silence de guerre,comme il s’en produit à l’arrière des champs de bataille. Les quelques badauds présents, deux ou trois habitants perchés aux balcons, tous attendaient la fin de l’offensive. Personne ne bougeait. On retenait son souffle. Bien qu’aucun bruit ne parvînt de la maison du docteur, on savait qu’une scène cruelle s’y déroulait. Les voitures ne s’étaient pas arrêtées sans raison. Elles étaient arrivées silencieusement, moteurs coupés ou à peu près, les portières, restées ouvertes, n’avaient pas été claquées, les hommes s’étaient furtivement glissés dans le jardin.
    Ils avaient reparu dans le vacarme et les hurlements. Mitraillettes braquées, ordres hurlés. Le chef s’était attardé, mais ses sbires encerclaient des silhouettes allant mains nouées derrière le dos. On les avait fait monter dans les voitures. Un prisonnier s’était échappé. Il y avait eu des coups de feu. Des camions étaient arrivés, on y avait hissé de nouvelles personnes sorties de la maison du docteur. Dans la première voiture, à l’arrière gauche, un homme était assis. Il portait un feutre et un costume sombre. Il fixait le paysage, œil noir que le juge pouvait décrire tant il l’avait imaginé, comme s’il s’était trouvé là, comme si l’aile de la Citroën l’avait effleuré – cent fois il avait parcouru la place Castellane, allant du plataneau prisonnier derrière la vitre, de l’œil noir jusqu’à l’endroit, béant, qu’il occuperait dans sa tête et sa conscience, tout cela, les livres lus, les témoins rencontrés, les visions d’alors, celles
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