Les autels de la peur

pas l’Être Suprême, mais le Seigneur de l’Évangile. Il fera paraître la vérité en frappant les hommes de sang, lorsque le temps sera venu. »
    Pas plus que Claude, Vergniaud ne croyait en Dieu ni en un Être suprême. Il haussa légèrement les épaules. « C’est bien autre chose. Tous les révolutionnaires, et non point seulement les hommes de sang, périront, car la Révolution est à présent comme Saturne, je le répète. Il lui faut dévorer les uns après les autres tous ses fils. Nous marchons à l’échafaud, mais Danton, Robespierre, Marat nous y suivront. Et toi aussi, Mounier-Dupré. En prenant la peur et la mort comme instruments politiques, on a mis dans la Révolution un mécanisme fatal. Il ne s’arrêtera plus.
    — La violence est antérieure, observa Claude, songeusement. Je pense à l’affaire Réveillon, à ce massacre dans le faubourg Saint-Antoine, avant les séances des États. Ce soir-là, j’ai eu le sentiment qu’une puissance sanguinaire était lâchée. J’ai redouté qu’elle ne débordât dans notre Révolution et je me suis toujours efforcé de la contenir.
    — Tu es plein des meilleurs sentiments, mon ami, dit Vergniaud avec une douceur ironique. Penses-tu ranger sous ta houlette un troupeau de tigres ? Ils te dévoreront à ton tour. Bah ! qu’importe ! Qu’est-ce donc que la mort, avec la machine du bon Guillotin ? Un vent d’acier, puis l’éternel repos. Pour moi, je n’aspire plus qu’au silence, au sommeil, au grand sommeil sans ces rêves que sont nos jours. »
    L’âme et le cœur lourds, Claude rentra chez lui. Dix heures sonnaient. Les dernières troupes quittaient la place. Pour la plupart des Parisiens, c’était le soir d’un beau dimanche dont on avait profité en se promenant au soleil au milieu de ce pittoresque remue-ménage d’uniformes, d’armes, de drapeaux, de canons. Et maintenant, par les rues illuminées, le peuple fêtait sa victoire, tout joyeux d’avoir triomphé sans tirer un seul coup de fusil, sans verser une goutte de sang. La Convention ne comptait plus que de bons députés. Ils allaient pouvoir faire la Constitution, juguler les ennemis, ramener l’abondance en étendant le maximum aux prix de toutes les denrées. On voyait poindre enfin l’espoir.
    Cependant, Claude disait à sa femme : « Peut-être serons-nous libres d’agir désormais, et cela est bien nécessaire, car jamais la situation n’a été si effrayante. Avec la révolte qui ne cesse de gagner, la république porte le feu et la mort dans son sein. Nous sommes absolument au bord du gouffre. Seule une énergie farouche, seuls les moyens les plus héroïques, nous donneront une chance de nous rétablir. Mon pauvre petit poulet, je crains que nous n’allions vers des jours encore plus rudes et plus sombres ! »
    Aux Tuileries, ceux des Trente et un qui avaient assisté à la séance étaient seuls maintenant dans la longue salle jaune et verte, avec ses bustes, ses statues, ses étagements de banquettes vertes et de gradins bleus, ses drapeaux ennemis au-dessus de la tribune et du bureau vides. Les proscrits attendaient qu’on vînt s’assurer de leurs personnes. Nul ne semblait se soucier d’eux. Aucune escorte en armes ne se présentant, ils finirent par s’en aller, tous les six. Chacun d’eux regagna son logis. Au matin seulement, le Comité révolutionnaire leur expédia des gendarmes pour les garder à domicile.

ŒUVRES DE ROBERT MARGERIT
    AUX ÉDITIONS PHÉBUS
    L’Île des Perroquets (roman).
    Le Dieu nu (roman), Prix Théophraste Renaudot 1951.
    Le Château des Bois-Noirs (roman).
    La Terre aux Loups (roman).
    La Révolution (roman historique), Grand prix du roman de l’Académie Française 1963 :
    Tome I : L’Amour et le Temps
    Tome II : Les Autels de la Peur.
    Tome III : Un vent d’acier.
    Tome IV : Les Hommes perdus.
    AUX ÉDITIONS GALLIMARD
    Mont-Draqon (roman).
    Ambigu (nouvelles).
    Le Vin des vendangeurs (roman).
    Par un été torride (roman).
    La Femme forte (roman).
    La Malaquaise (roman).
    Waterloo (coll. « Les Trente journées qui ont fait la France »).