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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre
Autoren: Henri Troyat
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guerre. Coûte que coûte, il lui faudrait donc chercher un autre emploi, solliciter des appuis, renouer des relations, intriguer, se défendre. Cette perspective était d’autant plus désagréable que Volodia s’était accoutumé, de longue date, à se décharger sur autrui du soin de veiller à son entretien. L’existence n’était supportable qu’à condition de n’avoir pas à se préoccuper des questions d’argent. Les trois quarts des hommes oubliaient de vivre pour gagner de quoi vivre. Volodia refusait de les comprendre et de les imiter. Son goût de l’oisiveté lui paraissait respectable. Il ne procédait pas d’un manque de courage, mais d’une attitude épicurienne devant la structure de la société. Chaque fois qu’il lui arrivait de réfléchir à ses embarras pécuniaires, Volodia haussait le débat sur le plan de la philosophie. Très vite, à ce jeu-là, les dates aliénaient leur réalité gênante, les additions fondaient une à une, et un va-et-vient d’idées générales remplaçait dans son esprit les menaces précises des chiffres.
    Dans le traîneau qui le ramenait chez lui, il tenta donc, par habitude, de noyer ses ennuis dans une rêverie abstraite. Mais les ennuis résistaient. Il y avait Tania qui refusait de le recevoir. Il y avait ce compte en banque réduit à néant. Il y avait la querelle avec toutes ses conséquences. Il y avait la guerre. Volodia geignit un peu, du bout des lèvres, comme pour attirer l’attention d’un compagnon charitable. Le cocher cria :
    — Tiens ! Voilà encore un convoi de blessés ! C’est le troisième que je vois depuis ce matin !
    Des voitures d’ambulance défilèrent lentement. Les passants s’arrêtaient sur le trottoir.
    — Que de souffrance là-dedans, sainte Mère de Dieu ! dit le cocher.
    Il se signa. Volodia tendit le cou vers les automobiles qui patinaient sur la mince couche de neige. Trois infirmières suivaient le convoi, dans un traîneau découvert. Elles avaient des figures rougies par le froid. Elles parlaient et riaient gaiement. Lorsqu’elles eurent disparu au tournant de la rue, Volodia respira plus librement. Sans doute, dans quelques jours, serait-il moins sensible à ces manifestations banales de la guerre. Pour l’instant, il ne savait pas encore définir sa place, sa raison d’être, sa façon de parler, dans un monde qui avait évolué loin de lui. Il était en visite chez ses compatriotes.
    Il retrouva avec plaisir son petit appartement surchauffé et douillet. Le valet de chambre avait déjà déballé les valises. Des piles de lettres s’amoncelaient sur la table de nuit. Volodia consulta les enveloppes d’un regard rapide, n’en ouvrit aucune et se jeta tout habillé sur le lit. Une lassitude épaisse engourdissait son esprit et son corps. Il contemplait fixement le tissu mauve et moiré des murs, les estampes japonaises dans leurs cadres de bambou, les coussins du sofa où étaient brodés des ibis roses et des oiseaux de paradis. Ce décor familier était empoisonné de souvenirs. Trop de visages féminins étaient à l’affût, derrière les meubles, dans les plis des rideaux, dans les tiroirs des tables. Quand il réfléchissait à sa vie, c’étaient des prénoms chantants qui jalonnaient le cours de son évocation : Hélène, Olga, Svétlana, Tania… Il serra les dents, comme pour s’empêcher de pleurer. La pensée de Tania le tourmentait encore. De toutes les lettres qu’il lui avait écrites, aucune ne le satisfaisait. Il résolut de lui envoyer une dernière missive d’explication. Couché sur le dos, les mains derrière la nuque, il en composa le texte à mi-voix. Avec insistance, avec douceur, il répéta, à l’usage d’une Tania imaginaire, les arguments, qui, selon lui, justifiaient sa conduite ; il la pria de considérer qu’il avait été très malheureux, loin d’elle, en Norvège, qu’il lui était resté fidèle, que son plus cher désir était de la revoir, et que rien ne s’opposait à cette rencontre délicieuse, puisque Michel était absent.
    Ayant récité cette plaidoirie à plusieurs reprises, il se leva pour la rédiger. Mais, sur le papier, les phrases devenaient vulgaires. Un sens équivoque s’attachait à chaque mot. Volodia hésita longtemps avant de glisser le feuillet dans l’enveloppe. Ensuite, il appela son valet de
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